Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 10.djvu/464

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

chagrin de devoir renoncer à la main d’une belle cousine tendrement aimée, étaient venus substituer à cette joyeuse humeur native une hantise d’idées noires, de craintes sans objet et de folles angoisses, à tel point que le pauvre garçon s’était cloîtré dans sa chambre et avait rompu tous rapports avec sa famille. Heureusement une de ses cousines, — la sœur aînée de celle que le poète aurait voulu épouser, — avait deviné le caractère morbide du changement survenu dans son attitude à l’égard de ses proches. Sur la prière de la jeune fille, son fiancé s’était rendu chez le misanthrope improvisé et l’avait emmené avec soi, presque de force, à Southampton, où quelques mois de repos, et surtout une série de promenades en mer, avaient suffi à guérir Cowper de sa mélancolie. Aucun nuage n’avait plus troublé, depuis lors, la douce tranquillité de sa vie, jusqu’où jour où l’offre malencontreuse du major Cowper allait compromettre de nouveau, — et, cette fois, irréparablement, — l’équilibre d’un cerveau le moins fait qu’il y eût jamais pour supporter les cahots de notre existence terrestre. « Si j’étais aussi approprié à la vie de l’autre monde que je le suis peu à celle de ce monde-ci, — écrivait très justement William Cowper à sa chère cousine, — tous les saints de la chrétienté auraient le droit de m’envier. »


Entré dans la maison du docteur Cotton en décembre 1763, le poète n’en sortit que deux années plus tard. Sous l’influence, sans doute, de la stricte éducation protestante qu’il avait reçue en sa qualité de fils et de petit-fils de pasteurs, sa folie avait revêtu d’emblée une portée et une couleur essentiellement religieuses. Pendant la première année de son séjour à Saint-Albans, Cowper était torturé par l’horrible certitude de sa damnation éternelle. Puis au contraire, une voix céleste lui avait appris qu’il avait le privilège d’être à jamais sauvé ; et si grande avait été sa joie, devant cette nouvelle, qu’il avait dorénavant tâché par tous les moyens à ne plus dormir, — les rêves de son sommeil lui apparaissant comme de plates et vilaines réalités, en regard du magnifique rêve qu’il vivait tout éveillé.

Peu à peu, cependant, cette seconde phase elle-même du délire de Cowper commença à s’apaiser ; les médecins eurent l’agréable surprise de constater qu’un peu de lumière et de calme renaissait dans l’esprit de leur jeune client. Vers le milieu de l’année 1765, le malade se trouva suffisamment rétabli pour qu’on lui permît de quitter Saint-Albans et d’aller demeurer dans un village voisin de Cambridge, où demeurait son frère. Quatre ans après, ce fut dans