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enfer béant sous ses pas, prêt à l’engloutir. La nuit, surtout, pour peu que le sommeil tardât à venir, c’était vraiment comme si le malheureux se fût déjà senti précipité au fond de la géhenne ; et il avait beau renforcer les doses de laudanum, afin de hâter ou de prolonger le sommeil libérateur : toujours, d’année en année, ses insomnies devenaient plus fréquentes, entraînant à leur suite un tel cortège d’atroces visions que parfois, malgré tout son courage héroïque, le pauvre Cowper ne parvenait pas à produire, dans la matinée du lendemain, sa ration habituelle de vers alexandrins, — remède qu’il avait reconnu plus efficace encore que le laudanum pour rendre à sa pensée quelques heures de repos.


Les alexandrins qu’il produisait ainsi chaque jour étaient destinés à une traduction nouvelle de l’Iliade et de l’Odyssée, commencée dès l’automne de 1785, et dont le patient achèvement allait former jusqu’au bout la principale distraction de William Cowper. Mais il y avait longtemps déjà que celui-ci avait imaginé de chercher, dans un retour à son art d’autrefois, l’oubli des hideux cauchemars qui le torturaient. Tout d’abord, au sortir de Saint-Albans, il avait combattu son mal en faisant divers travaux de menuiserie ou de jardinage. A ces travaux avait succédé la peinture : mais cet art-là coûtait trop cher, et, de plus, force était bien à l’apprenti-peintre de s’avouer que ses figures « n’avaient que le seul mérite d’être tout à fait sans rien d’équivalent dans la nature ni dans l’art. » Un jour, Mme Unwin lui avait conseillé d’écrire un poème sur les « progrès de l’incrédulité. » Il avait écouté le conseil, et, après ce premier poème religieux, il en avait composé une demi-douzaine d’autres, toujours afin de lutter contre ses idées noires. Puis, insensiblement, le ton de sa poésie s’était détendu. Une dame de ses amies lui ayant raconté l’amusante histoire d’un gros bourgeois de Londres qui avait été emporté bien au-delà de sa destination par un cheval désireux de s’en retourner rapidement jusqu’à son écurie, Cowper avait dû à cette histoire la chance miraculeuse de pouvoir passer toute sa nuit dans un éclat de rire ; après quoi, le matin, pour chasser le retour de ses sombres hantises, il avait mis en vers le récit de son amie. L’Histoire divertissante de John Gilpin, tel était le titre qu’il avait donné à son poème ; et le fait est que, jusqu’à l’apparition du non moins immortel M. Pickwick, aucune autre « histoire » n’allait « divertir » toutes les classes et tous les âges de la nation anglaise autant que celle-là. Mais qui sait si Cowper, en l’appelant de ce titre, n’a pas songé au genre particulier de « divertissement » qu’il en avait d’abord retiré pour son