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nous nous rappelons que, par-dessous le cortège maladif de ses idées noires, le poète de la Tâche et de John Gilpin est né avec un caractère adorablement léger et joyeux, qui s’est toujours, par la suite, conservé chez lui avec toute sa fraîcheur juvénile en raison même de l’élément de folie dont il s’est trouvé recouvert. Non seulement Cowper a dû à sa tranquille existence de malade le privilège de pouvoir rester à jamais une espèce de grand enfant, libre de soucis matériels et tenu à l’écart des luttes de la vie : sans doute aussi le besoin de réagir contre l’invasion de l’élément morbide, dans son cœur et son esprit, l’aura inconsciemment obligé à renforcer les élémens primitifs et fonciers de son être, de telle manière que sous chacun des assauts continuels de sa mélancolie il s’armait d’une provision plus forte d’insouciance et de gaîté. — sauf parfois pour son implacable adversaire à renverser brusquement, d’un souffle, tout ce patient appareil de sa résistance. Et lorsque, durant les heures cruelles des nuits d’insomnie, le pauvre poète avait été le plus durement harcelé de ses noires visions, d’autant plus ensuite la société bienfaisante de Mme Unwin ou de lady Hesketh, d’autant plus la société même de sa plume et de son papier l’excitaient à profiter de sa victoire momentanée pour se laisser aller délicieusement à l’ardente joie de vivre qu’il sentait se réveiller et chanter en soi.


Encore cette lumineuse et charmante gaîté n’est-elle pas l’unique attrait de la correspondance de William Cowper. La littérature anglaise a l’enviable privilège de posséder deux œuvres infiniment originales, qui, l’une et l’autre, nous permettent de pénétrer jusque dans l’intimité la plus familière d’une vie humaine ; et il n’importe guère d’ajouter, après cela, que l’une de ces deux œuvres a pour auteur un sot, la seconde un fou. La première est cette bizarre et merveilleuse biographie de Samuel’ Johnson par Boswell où s’est conservée toute vivante et parlante, — plus réelle pour nous que les figures de nos plus proches amis, — l’immortelle figure d’un personnage extraordinaire, mélange incroyable de pédantisme comique et de profonde sagesse, de grossièreté et de raffinement, d’apparent égoïsme et de la plus haute noblesse morale. L’autre ouvrage, ce sont ces lettres de Cowper.

Que l’on imagine un peintre de génie, un peintre doublé d’un psychologue et d’un poète, qu’on l’imagine forcé, par un caprice de la destinée, à passer un quart de siècle dans les limites resserrées d’un petit village, et s’amusant en outre, pendant une heure ou deux chaque