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21 février. — « J’ai reçu ce matin ta divine lettre du 2 février. Si tu pouvais concevoir l’excès de mon bonheur, tu serais réellement heureux et m’écrirais plus souvent, sentant le plaisir que tu me fais. Oui, mon ange idolâtré, jamais mon âme ne se détachera de la tienne et quand même mon projet de départ échouerait, j’adopterai le tien, rien n’est impossible à l’amour, à ma passion, dont la vivacité aurait pu servir de modèle à Ovide…

« Saint-Priest[1]te fait un million de complimens. Ce digne vieillard est abîmé dans la douleur. Avec la larme à l’œil, il lui faut sourire. Il y a eu hier un service divin pour l’âme de Louis XVI[2]. L’église était très bien décorée. On n’y entrait qu’avec billet, pour éviter la foule et le désordre. »

26 février. — « Mille et mille grâces, âme de ma vie, pour ta charmante lettre du 6 février qui m’est parvenue ce matin…

« Malheureusement, je n’ai que de tristes nouvelles à te communiquer aujourd’hui, en confirmant celles que je t’ai mandées, dans une de mes précédentes, au sujet de la réponse du Roi et que sûrement la cabale avait allumé son esprit contre tous les fidèles serviteurs de Gustave III.

« Stackelberg se plaint qu’il est traité froidement, Taube[3]de même, cela me chagrine à un point inconcevable, puisque je perds par là tout espoir de l’obliger à écrire cette lettre à l’Impératrice.

« Jeudi passé, le Duc entra chez le Roi et lorsque Gyldenstolpe voulut entrer avec lui, il lui ferma la porte au nez. Il resta seul avec le Roi deux heures. J’ai en outre découvert qu’on m’a dénigrée, me présentant comme une personne de mauvaises mœurs par ma longue liaison avec un homme marié. Tu vois par là, mon bel ange, que la contrariété fut de tout temps mon partage.

« J’ai relu ton apostille du 26, mon cœur, et je me figure

  1. Le comte de Saint-Priest, l’ancien ministre de Louis XVI. Ayant émigré avec sa femme, il s’était fixé à Stockholm et le ménage fréquentait assidûment le monde de la Cour.
  2. Le gouvernement du Régent, craignant de déplaire au gouvernement de Paris avec lequel le baron de Staël négociait, négligea d’ordonner un service pour le roi de France. Des catholiques résidant à Stockholm, le Corps diplomatique et les Gustaviens en firent célébrer un à leurs frais.
  3. Ancien secrétaire de Gustave III, chargé par le Régent du ministère des Affaires étrangères, il s’était démis de ses fonctions pour ne pas se prêter à la politique de Reuterholm ; mais il conservait encore une certaine influence.