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reprenais un amant, je me porterais mieux. Ces messieurs ont la bonté de croire que j’ai plus de tempérament que la nature ne m’en a donné et je confesse que je n’ai presque jamais de pensées libertines. Ce qui est vrai, c’est que, malgré les saignées, sangsues et ventouses, mon sang est aussi brillant et je dois continuer mon régime, ne boire que de l’eau et du lait.

« Moi, j’attribue cela à l’agitation de mes esprits, car, tu le croiras ou non, c’est un fait que depuis que j’ai perdu l’espoir de te revoir, je suis rarement seule dans ma chambre que je ne me mette à pleurer.

« Avant-hier, chez le Roi, le Duc et Mme de Saint-Priest parlaient d’Augusta Fersen. Je dis :

« — Cette femme doit être bien heureuse ; elle est aimée de tout le monde.

« — Et pourtant, elle ne l’est pas, dit Mme de Saint-Priest, vu les infidélités de celui qu’elle aime.

« — Qu’importe, dis-je, qu’il soit infidèle : elle le voit, l’a auprès d’elle ; tout en lui ne lui est pas indifférent.

« Et je sentais les larmes me monter à la gorge. Le Duc m’a regardée avec aigreur et nous quitta. »

31 mai. — « Hier soir, j’ai soupé chez la duchesse. Je croyais le départ de Mme Armfeldt encore éloigné, n’ayant jamais eu le courage de m’en informer, lorsque la duchesse a dit que Mme Armfeldt partait le lendemain. La foudre ne m’aurait pas frappée plus que ne tirent ces paroles. Ta pauvre Malla en présence de tout le monde fondit en larmes. Je ne pus me remettre de toute la soirée, ne voyant devant moi que ce malheur. Mon basta pojken finira par m’oublier. Partagé entre tant d’objets d’intérêt, il ne me réservera que la plus petite part de sa tendresse, moi qui en suis séparée. Je connais le pouvoir de ta femme. Il lui sera bien facile, moi étant à quatre cents lieues de mon pojke, de m’effacer de sa pensée. Mon Dieu ! que je suis malheureuse ! Au nom du ciel, ne m’abandonne pas… »

11 juin. — « Oui, âme de ma vie, quoique nous soyons séparés, ta Malla est mille fois plus heureuse aimée de toi dans tes lettres qu’avec le plus bel homme du monde à ses côtés. Aimons-nous donc, en dépit de l’univers et des événemens. Un jour viendra où un instant radieux compensera tous nos chagrins passés… Ah ! Pojke, si jamais je rattrape ce bonheur, j’en jouirai. Je suis sûre que ton cœur te dit tout ce que sent