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chagrins que je vous ai causés est maintenant retombée en poids accablant sur mon cœur, et l’excès de votre générosité en aggrave l’amertume. Mais ce triomphe vous était dû, et les événemens sinistres qui se sont succédé depuis six ans ont développé toute la grandeur de votre âme, et vous venez encore d’ajouter à son éclat en vous informant avec intérêt sur mon triste sort. Hélas ! rejetée du sein du monde entier, ne tenant plus à rien sur la terre, je croirais avoir vidé la coupe des malheurs, si tous les jours ne m’offraient pas de nouveaux chagrins. Mais, telle que puisse être ma cruelle destinée, j’ai eu et j’aurai le courage de la remplir sans blesser les oreilles délicates des personnes sensibles qui daignent m’écouter, par des plaintes aussi indiscrètes que déplacées, heureuse dans mon adversité d’avoir trouvé une occasion à mettre sons vos yeux, madame, les sentimens d’admiration, j’ose ajouter de vénération, dont je suis profondément pénétrée pour vous. Puissiez-vous jouir désormais d’un bonheur permanent, sans mélange d’aucun revers ! puisse-t-il être aussi parfait que votre cœur le désire ! Et dans ma solitude, oubliée de l’univers, la nouvelle de votre félicité, madame, soulève le poids accablant de mes peines. »

Cette lettre clôt le roman des dramatiques amours d’Armfeldt avec Madeleine de Rudensehold. Désormais, ayant brisé les liens presque honteux noués dans un moment d’affolement et de désespoir, elle vivra obscure, repentie, ne faisant à Stockholm que de rares apparitions, cherchant l’oubli, et la fin de sa vie échappe à l’histoire. Les dernières lettres que nous possédions d’elle vont de 1811 à 1819. Elles sont adressées au baron d’Engenström, ministre des Affaires étrangères en Suède, et contiennent des remerciemens pour les secours que, à la recommandation du ministre, le roi Charles XIII, l’ancien duc de Sudermanie, lui faisait annuellement parvenir. Elles prouvent qu’à l’époque où elle les écrivait, la dignité de sa vie avait ramené autour d’elle un peu de considération et toute la pitié que méritaient ses malheurs. Celle de 1811 porte aussi la preuve que le baron d’Armfeldt, jusqu’à sa mort, ne cessa de s’occuper d’elle et de chercher à améliorer son sort. C’était bien le moins qu’il pût faire pour celle qui, grâce à lui, était tombée du plus haut sommet social dans un abîme de souffrances.


ERNEST DAUDET.