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Les tirailleurs annamites pourraient se battre au Tonkin, mais non pas y vivre ; ils ne supportent pas davantage l’épreuve du Laos et du Cambodge ; les tirailleurs tonkinois ne s’accommoderaient pas de la Cochinchine, et les Algériens feraient piètre figure dans les territoires militaires du Soudan. Comment les Sénégalais des derniers recrutemens se comporteraient-ils en Algérie ?


II

Lorsqu’on parle en France des tirailleurs sénégalais, on évoque aussitôt l’épopée de la mission Marchand, la tragique aventure Voulet-Chanoine, la grande lutte contre Samory. On se représente un soldat vigoureux, fruste, passionnément dévoué, mauvais fusil, mais sabreur redoutable ; ce mercenaire est orgueilleux et digne ; il fait crédit pendant longtemps et reste un an sans réclamer sa solde ; en revanche, il ne faut pas lui demander une sévère discipline de marche et l’empêcher de se gaver de nourriture lorsque, après les fatigues et les privations d’une colonne, on tombe sur des villages riches et sur des troupeaux de bœufs. Il faut de même fermer les yeux sur les êtres qui l’accompagnent, sur la femme recueillie en cours de route, sur le « petit frère » qui porte les provisions, sur la chèvre qu’on traîne jusqu’à la fin de l’étape, sur le poulet qui se débat furieusement, pendu par les pattes à la poignée de la baïonnette. Des vêtemens réglementaires il ne reste plus rien ; la veste bleue s’est accrochée à tous les buissons de mimosas, le large pantalon « bounioul, » taillé dans une pièce de guinée, a remplacé la culotte mince ; un vieux reste de chéchia couronne le sommet du crâne et sa tache rouge est le dernier vestige de l’uniforme. Les cadres européens sont en petit nombre, les gradés indigènes sont de vieux serviteurs, inflexibles pour les recrues, jaloux de leurs prérogatives, intelligens et débrouillards. Avec une pareille troupe, on traverse l’Afrique ; en cas de résistance, on ne s’arrête pas longtemps à tirer, car les cartouches sont rares ; on forme la colonne d’assaut et la trombe se déchaîne sur les ennemis qu’elle balaye ou qui la submergent ; mais si quelques hommes font la trouée, soyez sûrs qu’ils iront au but ou qu’ils feront une retraite épique. Deux tirailleurs se chargent d’escorter un convoi d’argent, trois