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une bouteille soigneusement bouchée et garnie d’une capsule, s’imagine de bon cœur que le contenu est sanitairement irréprochable. Or le contraire est souvent la vérité, et l’absence de règlement strict à ce sujet est d’autant plus singulière que la plus infime des agglomérations rurales ne peut consommer une eau de source que si elle est reconnue parfaitement salubre.

Mais comment distinguer nettement une eau de table d’une eau médicamenteuse ? On trouve fort peu de principes minéraux dans les eaux d’Evian, Saint-Galmier, Couzan, Vittel, Aleth ou Vals. Les considérera-t-on comme boissons justiciables en règle stricte du Conseil supérieur d’hygiène ou comme des remèdes dont l’usage concerne l’Académie de médecine ?

Parlons d’abus récens fort graves et, ce qui est singulier, commis dans des restaurans parisiens de tout premier ordre et fort chers. Lorsque des cliens plus ou moins dyspeptiques (et peut-être aussi un peu naïfs et timides) demandaient une bouteille d’Evian, de Vittel, de Badoit, le sommelier leur présentait de l’eau du robinet dans une bouteille débouchée d’avance, portant, il est vrai, l’étiquette de la Société ; d’autres fois, on décorait de la vulgaire eau de puits d’un nom pompeux de fantaisie, ainsi « La Désirée, eau de table digestive, apéritive, rafraîchissante. » Vendre de l’eau plus ou moins suspecte a 0 fr. 75 ou 1 franc le litre : l’opération, comme on voit, était fructueuse. Mais tout finit par se dévoiler ; et sont intervenues constatation d’huissier, saisies, analyses et finalement condamnations assez sévères frappant les chefs d’établissement et aussi le personnel qui tantôt n’en ignorait, tantôt trompait pour son propre compte. Les Chambres syndicales ou les Sociétés civiles concessionnaires des eaux ont sollicité et obtenu des dommages et intérêts, et, pour les patrons et employés, la loi de sursis n’a pas toujours fonctionné.

De ce que la fraude s’exerce ainsi au détail, il n’en résulte pas qu’elle chôme en gros. Le tribunal de la Seine (son intervention était tout indiquée, vu la matière première employée) a condamné des drogueries ou soi-disant dépôts d’eaux minérales qui livraient sans vergogne des centaines d’hectolitres d’un liquide quelconque emmagasiné dans des bouteilles parfaitement imitées ainsi que les étiquettes, capsules, bouchons. Dans un certain cas, on a pu calculer le volume intégral de l’eau ainsi déguisée, au moyen du compteur de la