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pas de relations personnelles en Allemagne, mais il avait toute l’audace et la confiance en lui-même d’une sorte de prophète de l’Ancien Testament. Le second était au contraire persona grata à Berlin ; on le savait ami de l’Allemagne, il comptait sur un bon accueil. Le bon accueil ne lui a pas manqué, mais on s’en est tenu là à son égard et, quand il a voulu causer sérieusement, il s’est aperçu vite qu’il y avait entre ses interlocuteurs et lui une équivoque irréductible. Ils ont mis à la modération des armemens des conditions qui étaient inacceptables pour l’Angleterre, parce qu’elles auraient modifié non seulement sa supériorité navale, mais les bases mêmes de sa politique générale. M. Haldane semble bien être revenu de Berlin converti. L’autre jour, à la Chambre des Lords, il n’a pas hésité à déclarer que jamais il n’avait pu entrer dans l’esprit d’un Anglais de renoncer au principe des deux pavillons. La presse allemande en a poussé des cris d’indignation ! Toi aussi, Haldane ! Tu quoque ! A qui se fier désormais ? Le même homme qu’on avait pris pour une douce colombe portant l’olivier de paix s’était changé en sombre vautour ! Ces colères allemandes font sourire. Comment a-t-on pu croire à Berlin que l’Angleterre céderait jamais sur une pareille question ? Si on peut avoir une surprise, c’est qu’elle n’ait pas dit nettement dès le premier jour : — Faites un bateau, nous en ferons deux et même trois ; nous sommes les plus riches ; coûte que coûte, nous tiendrons cet engagement. — Au fait, cela coûterait moins cher qu’on ne l’imagine, et moins cher peut-être que le système en apparence plus économique dans lequel on s’est engagé. Le jour, en effet, où l’Allemagne serait convaincue que l’Angleterre fera toujours au moins deux vaisseaux contre un, il y aurait une chance, — la seule, — pour qu’elle s’arrêtât dans cette débauche de grands armemens, condamnée désormais à être aussi inutile qu’onéreuse. A procéder autrement, on se laissera entraîner peu à peu à dépenser tout autant, sinon plus, avec des résultats moindres et une situation qui restera longtemps incertaine. Ce qui se passe actuellement est la conséquence de ce qu’on appelle le progrès en matière de constructions maritimes. Le jour où ils ont été inventés, les dreadnoughts ont frappé de caducité tous les bâtimens antérieurs. Sans doute ils peuvent encore rendre des services en seconde ligne, mais pendant quelques années seulement, après lesquelles ils seront hors d’usage. L’Allemagne, dans ses rêves, a calculé à quelle date ce dénouement se produirait : alors elle sera aussi forte que l’Angleterre, plus forte même si elle a construit chaque année un plus grand nombre de dreadnoughts. Elle s’est mise à l’œuvre avec confiance.