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duché séparé de la couronne allemande, gouverné par un vice-roi, et cela bona fide. Il estimait que plus on développerait le particularisme en Alsace-Lorraine, plus ce particularisme se tournerait contre la France. Nous dirons cette fois que Morier ne connaissait pas les Alsaciens-Lorrains. Les événemens ont prouvé en effet que, quelle que soit la tactique des Allemands à l’égard de l’Alsace-Lorraine, violente ou modérée, rigoureuse ou insinuante, rien ne leur ramène ni les esprits ni les cœurs. Il y a littéralement un abîme entre les deux peuples, et rien ne pourra le combler. Morier rapporte un curieux entretien qui eut lieu entre le dernier maire de Strasbourg, M. Klein, et Bismarck. Aux argumens que le maire donnait au chancelier contre le service militaire prussien imposé à nos compatriotes, Bismarck répondait : « La Prusse a une immense expérience des résultats qu’on obtient en faisant porter aux conscrits l’uniforme prussien. Au bout de trois ans, celui qui le porte devient non seulement un bon soldat, mais un fidèle citoyen. » M. Klein reconnaissait que ce serait fort simple si les conscrits alsaciens se laissaient mettre l’uniforme prussien, mais il croyait que beaucoup s’échapperaient en France. « Et alors, vous n’aurez ni soldats ni citoyens ! » En moins d’un an en effet, douze cents jeunes Alsaciens s’étaient fait inscrire sur les contrôles français à Nancy, et l’exode continuait et continue toujours. Aux exigences du recrutement allemand, Morier ajoutait le manque de tact des autorités et s’irritait de tant de rigueurs inutiles. Examinant un jour avec le docteur Brandis, secrétaire de l’impératrice Augusta, quelles devraient être les armes du nouvel Empire, Morier dit ironiquement : « Vous prendrez sans aucun doute le lion de Juda. — Pourquoi cela ? — Parce que vous combattez comme des lions et faites la paix comme des Juifs ! » Cette boutade cruelle montre qu’à la longue Morier avait senti décroître sa sympathie pour le gouvernement allemand. Il laissait entendre d’ailleurs que tous les moyens étaient bons aux yeux de Bismarck pour arriver à ses fins. C’est ainsi que le chancelier détermina, par le comte Hohnstein, le roi de Bavière à accepter et à préparer lui-même le rétablissement du titre impérial en faveur du roi de Prusse, non seulement en flattant l’amour-propre bavarois, mais en offrant à Louis II accablé de dettes, une somme considérable à titre de libéralité officieuse. Le fait est peu connu, et cependant il est certain.