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le sol à cause des babouches ballantes. Ils vont, c’est comme une pierre qui roulerait toujours du même train, épousant les moindres petits accidens du sol. Où mangeait Hadj’ Ali ? où dormait-il ? je ne l’ai jamais bien su, car il ne répondit que par un bon rire à nos questions le jour où il arriva, ayant franchi les deux cent quarante kilomètres en quarante-sept heures. Il avait à compter non seulement avec les heures, mais encore avec les pluies, le vent, le soleil. Rien de fixe. Si la nuit est tranquille et claire, on marche. Si, le matin, la pluie tombe à rafales, on dort, Dieu sait où ! dans un creux de rocher, sous une hutte hospitalière dans un village, ou sous une tente, au campement d’un personnage en voyage ; on dort, la tête sur le bras replié, le grand capuchon pointu rabattu sur le visage. Quand on voit ainsi un Arabe couché à terre, écroulé, sous la djellab et le grand capuchon, on croit toujours frôler un mort. Manger ! il y a les vieilles dans les villages, celles qui restent à la maison, pendant que les jeunes sont aux champs, les vieilles qui fabriquent les sorts, les amulettes, qui vitupèrent, bénissent et maudissent, qui surveillent et dispensent le lait caillé. Le rakkas les connaît, les bonnes et vieilles sorcières qui font sonner leurs boucles d’oreilles. Elles sont rudes ou caressantes selon l’heure. Elles lui rient de leurs bouches édentées, lui tendent le bol de lait caillé, si doux au gosier. Il rit, et les grumeaux blancs lui restent au coin des lèvres. Quelquefois, avec les pièces hassani, il achète un peu de riz cuit, un morceau de mouton et, si c’est l’été, dans les champs séchés un feu flambe vite. Le riz se chauffe, le mouton se cuit et se recuit et, ouvrant sa djellab, le rakkas retire le petit morceau de beurre ranci, enveloppé dans la feuille de chou et qui voisine avec le pli marqué des sceaux de France. Ce pli, quand il arrive, sent de si drôles d’odeurs : le beurre, le chou, le poil de chameau et la sueur humaine, — et l’on y voit toutes les empreintes des doigts qui ont déchiré le mouton, et puis assujetti sur la poitrine la grande enveloppe lourde, le repas fini, avant de reprendre la route interminable.

Quand Hadj’ Ali était parti depuis cinq ou six jours et qu’on attendait de Fès quelque réponse, celui qui l’avait envoyé était tenté souvent de tromper l’éternelle impatience qu’engendre un pays où tout est attente et incertitude. La journée finie, il ne pouvait se retenir d’aller faire sa promenade sur la route de Fès