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de deuil : la conquête sarrasine, les architectures fabuleuses aux palais des Khalifes et puis la perte de Grenade, les larmes de Boabdil. Le vizir, les femmes, les esclaves, tout le cercle muet entre dans la contemplation de la beauté invisible, de la gloire incroyable. Ce sont les Paradis qui s’ouvrent ; les rêves passent, magnifiques et funèbres dans le bourdonnement confus des guitares dissonantes et l’humble battement des tam-tams. Chaque minute célèbre un siècle et meurt extasiée, emportée au fil des petits flots limpides qui se séparent de la rivière pour courir par les canaux de faïence, aux arbres altérés. Les fleurs de grenade y tombent dans la langueur du jour et y font comme des taches de sang.

Grenade ! Le Paradis perdu ! Le chanteur la voit-il avec ses yeux de visionnaire ? Son chant devient rauque quand la vieille rhapsodie rituelle qui descend du fond des âges évoque les combats, et puis, il s’adoucit, roucoule dans la gorge comme un chant d’amour quand il dénombre les noms des glorieux Khalifes, les jours de victoire, les trésors, les lions pacifiques, rangés en cercle, dont les gueules versent des eaux froides dans les bassins de marbre, les pierres précieuses qui brillent dans l’ombre savante comme des yeux toujours flamboyans, les galeries ajourées en dentelles où la lumière éclatante, rose le matin, bleue à midi et couleur d’incendie le soir, se tamise et se refroidit : et la salle des « bachadors » où, dans la joaillerie de mosaïque des murs, neuf ouvertures découpent sur trois pans, entre les colonnades, les Sierras, les vallées, les vignes et les jardins où, comme des colonnes funèbres, les cyprès se dressent.

J’ai vu un soir le silence passionné des lèvres closes, des yeux tendus, et la léthargie des corps stupéfiés d’extase. Un vizir entouré de son peuple, de ses femmes, de ses serviteurs, entrait dans le rêve séculaire. Dans ses yeux passaient des lueurs comme celles qui font flamber les prunelles d’or des chats lorsque, roulés en boule à nos foyers, ils ont l’air de se souvenir des pompes égyptiennes, et des siècles où l’esprit des dieux les habitait.

Alors plus de mensonges, plus de grâces rusées. L’artifice des sourires se détend en gravité noble. Ce qu’il aime, le vizir, ce sont ces musiques discordantes où tous les cris et les frénésies se mêlent, et c’est ce chant ténébreux écouté dans les jar-