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galant homme. Il vit dans un monde à la fois brutal et héroïque, candide et dépravé, ce monde colonial du XVIIIe siècle où les écumeurs de mer voisinent avec les Paul et Virginie. Autour de lui règnent l’exaction et la corruption ; pourtant, soldats, Canadiens, sauvages, à l’appel du chef, tout ce peuple uni se jette au péril et se bat bien. Quelle complexité dans la vie sociale, quelles difficultés dans le commandement, quel embarras dans le ménagement des caractères ; quels contrastes : la barbarie et une civilisation raffinée ! On danse, on joue, on fait bombance dans une capitale où la disette sévit et que l’ennemi va surprendre. On gaspille les deniers et les approvisionnemens, quand il faudra, bientôt, soutenir un siège avec des forces et des ressources lamentablement déficiantes. On n’est pas plus « France du dix-huitième. » Étourdis ou fripons ne s’en remettent pas seulement au déluge : ils le bravent.

Ne croyez pas que Montcalm joue les chevaliers de la triste figure parmi ce monde corrompu, futile et vaillant : il suit les bals et les fêtes, joue et danse avec les autres ; mais il voit et prévoit. En rentrant, le soir, il fait, à son journal, ses tristes confidences : « Misère affreuse au gouvernement de Québec… Bals, amusemens, parties de campagne, gros jeux de hasard en ce moment… » Et encore : « Les plaisirs, malgré la misère et la perte prochaine de la colonie, ont été des plus vifs à Québec. Il n’y a jamais eu tant de bals ni de jeux de hasard aussi considérables… « Qui diable sait où tout en sera en novembre (écrit en janvier ; sa défaite et sa mort en septembre) ? Quand est-ce que la pièce que nous jouons au Canada finira ?… Je prévois avec douleur les difficultés de la campagne prochaine… Si la guerre dure, la colonie périra d’elle-même, ne succombât-elle pas par la supériorité des forces de l’ennemi… »

Et, un peu plus tard, en mars, quand la campagne va s’ouvrir : « A moins d’un bonheur inattendu,… le Canada sera pris cette campagne et sûrement la campagne prochaine. Les Anglais ont 60 000 hommes, nous au plus 10 à 11 000 hommes. Il parait que tous se hâtent de faire leur fortune avant la perte de la colonie, que plusieurs, peut-être désirent, comme un voile impénétrable à leur conduite. »

Enfin, le 16 mai 1759, au maréchal de Belle-Isle qui, du ministère, lui écrit : « Vous ne devez pas espérer de troupes de renfort ; » mais qui ajoute (lettre du soldat au soldat qu’il connaît) :