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tance très grande ; il était modeste profondément, sincèrement, se défendant toujours de vouloir énoncer des choses définitives, et son attitude intellectuelle fut constamment dubitative. C’est peut-être pour cela que, seul parmi la douzaine de très grands savans qui ont vécu depuis un siècle, il réalisa ce miracle de n’avoir pas un seul ennemi, pas un seul adversaire dans la science.

Dans son œuvre scientifique, Henri Poincaré a touché à toutes les grandes questions de l’ordre physico-mathémathique. Il n’y a point touché, comme le pourrait laisser croire la multiplicité même des problèmes examinés, en les effleurant seulement ; ce Michel-Ange de la pensée ne savait point, ne voulait point voir les détails, il ne s’attardait point aux minces récoltes que l’on peut faire dans les sentiers battus, aux affaires de mise au point. C’était dans les recoins les plus obscurs, les plus inabordables des choses, qu’il savait d’emblée, à larges coups de ciseau, faire jaillir des allées nouvelles pleines de lumière et de fleurs inconnues.

Mathématicien surtout et avant tout, il aurait pu se cantonner dans ces études dédaigneuses de la réalité et où le pur géomètre, perdu tout entier dans les abstractions harmonieuses de la déduction pure, construit à volonté des êtres immatériels impeccables et d’une si étrange beauté. La mathématique pure procure à ses initiés des ravissemens intimes d’une telle qualité esthétique, qu’ils en arrivent souvent à ne plus trouver d’intérêt au monde extérieur, noyés tout entiers dans une sorte de mysticisme grandiose. Poincaré ne fut point de ceux-là, bien que ses travaux de géométrie et d’analyse en aient fait le plus puissant mathématicien de ce temps. « L’expérience, a-t-il dit, est la source unique de la vérité. » Et cette parole acquiert une valeur singulière dans la bouche du plus grand théoricien de notre époque. C’est pourquoi, parmi les problèmes mathématiques, Poincaré attaqua surtout ceux que nous pose l’étude physique de l’univers ; c’est pourquoi il passa si aisément de l’analyse pure à la physique mathématique, puis à la mécanique céleste ; c’est pourquoi enfin, il se prit à réfléchir sur le fondement même de nos connaissances, sur le passé et l’avenir du monde, sur la valeur des reflets qu’en a notre pensée, pour se pencher enfin aux limites même du connaissable sur le bord de l’abîme où le physique et le métaphysique se côtoient ; et ces