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suite de théorèmes étranges, mais entre lesquels il est impossible de relever aucune contradiction, et construit une géométrie nouvelle dont l’impeccable logique ne le cède en rien à celle de la géométrie euclidienne. Puis sont venus Riemann et d’autres encore qui ont établi qu’on peut construire autant de géométries non euclidiennes qu’on veut, et dont chacune est parfaitement logique et cohérente. Les théorèmes de ces nouvelles géométries sont d’ailleurs fort étranges. En voici un que l’on démontre dans une d’entre elles que Poincaré lui-même a imaginée : Une droite réelle peut être perpendiculaire à elle-même !

J’imagine que les architectes et les arpenteurs admettraient difficilement des déductions de ce genre, bien qu’elles ne soient en contradiction en rien avec la logique ; et c’est ce qui précisément nous amène au nœud de la question. Si, comme il ressort de ce qui précède, les axiomes de la géométrie ne sont que des conventions, ou, comme dit Poincaré, des « définitions déguisées, » si la géométrie euclidienne n’est pas plus vraie absolument qu’une autre, pourquoi les hommes l’ont-il choisie et utilisée de préférence ? Parce qu’elle s’adapte mieux qu’une autre à nos besoins, à notre existence journalière, au monde extérieur dans lequel nous vivons, parce que dans ce monde-là ses théorèmes et les rapports qu’elle indique entre les choses sont les plus simples possible. Un métreur pourrait à la rigueur exprimer exactement au moyen de la géométrie lobatschefskienne les rapports qui lient le volume d’un stère de bois à ses côtés. Mais la nature des stères de bois terrestres ou du moins la façon dont ils tombent sous nos sens est telle que ces rapports nous paraîtront alors beaucoup plus compliqués qu’avec les formules euclidiennes.

On peut d’ailleurs imaginer des mondes constitués physiquement de telle sorte que des gens ayant notre cerveau, c’est-à-dire notre logique, trouveraient que la géométrie la plus simple n’est nullement celle d’Euclide.

La géométrie n’est donc plus, comme d’aucuns l’avaient espéré, le dernier temple de l’Absolu. Elle est une création arbitraire de notre esprit ; elle ne nous peut renseigner que sur la démarche logique de celui-ci. Et pourtant, en un certain sens, la géométrie est aussi un résultat de l’expérience, puisque nous avons vu tout à l’heure que notre monde extérieur nous impose l’attitude