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agnostiques. Ceux qui ont voulu s’en servir pour contester la valeur de la science ont raisonné à rebours.


V. — POINCARÉ ET LE PROBLÈME MORAL


Notre âme est pareille au double visage de Janus ; par l’une de ses faces elle aspire au réel, par l’autre à l’idéal. Entre les deux attitudes possibles que cela nous donne au regard de l’Univers, toute l’œuvre de Poincaré montre celle qu’il a choisie.

Mais celui qui a écrit : « La recherche de la vérité doit être le but de notre activité, c’est la seule fin qui soit digne d’elle, » celui-là avait l’esprit trop compréhensif pour ne pas apercevoir aussi tout l’intérêt passionnant du problème moral. Il lui a consacré à diverses reprises son analyse pénétrante, et on sent que tous ses efforts ont tendu, ici comme ailleurs, à montrer le danger des solutions dogmatiques, et à concilier le point de vue « bonheur » et le point de vue « vérité, » que symbolise sous une forme un peu grossière le vieux dilemme : Vaut-il mieux être Socrate malheureux ou un porc satisfait ? Et d’abord, Socrate ne peut être malheureux, précisément parce qu’il est Socrate. La Science, certes, ne peut donner le bonheur complet ; « mais pouvons-nous regretter ce paradis terrestre où l’homme, semblable à la brute, était vraiment immortel puisqu’il ne savait pas qu’on doit mourir ? Quand on a goûté à la pomme, aucune souffrance ne peut en faire oublier la saveur, et on y revient toujours. Pourrait-on faire autrement ? Autant demander si celui qui a vu peut devenir aveugle et ne pas sentir la nostalgie de la lumière. Aussi l’homme ne peut être heureux par la science, mais aujourd’hui il peut bien moins encore être heureux sans elle. »

Et d’abord, la vérité scientifique peut-elle être en conflit avec la morale ? La raison peut-elle démentir ces raisons du cœur qu’elle ne connaît pas ? Certains l’ont pensé et le pensent encore. Pour eux, la science est une école d’immoralité ; elle accorde d’abord trop de place à la matière ; et puis « elle nous enlève le sens du respect, parce qu’on ne respecte bien que les choses qu’on n’ose pas regarder… Elle va nous dévoiler les trucs du Créateur qui y perdra quelque peu de son prestige ; il n’est pas bon de laisser les enfans regarder dans les coulisses ; cela pourrait leur inspirer des doutes sur l’existence de Croquemi-