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loppées dans des manteaux et des châles, lèvent la tête, et cherchent à voir si le jour a grandi. Mais le jour n’a pas grandi. Il n’est aucune heure. Une toute jeune femme, malade, énervée par ce crépuscule, et par le meuglement de la sirène, murmure :

— Ce Christophe Colomb ! Quel besoin avait-il d’aller découvrir l’Amérique ?

Je me penche au-dessus de la mer. Quelle redoutable puissance, cette poussière d’eau à qui le ciel appartient en ce moment ! Comme elle pèse ! Comme elle nous enserre et comme elle change toute chose ! L’énorme voix de la vapeur est prisonnière, elle aussi, elle ne va pas loin, on le devine, elle reste autour du bateau. Je me rappelle des brumes pareilles, sur les côtes de Norvège. Mais des voix nombreuses répondaient à notre appel. Nous étions entre les îles. On apercevait tout à coup, dans les déchirures que les grandes meules de brouillard ont entre elles, des profils d’iles, la cime d’une forêt, le sommet d’une roche plate et un chien courant dessus. Ici, nous sommes dans le désert, ou à peu près ; rien ne répond, pas même la petite corne, manœuvrée au pied, d’une goélette de pêche, partie de Perros ou de Saint-Servan. La mer, — l’étroite mer visible, sur qui le brouillard s’appuie et glisse, — n’a plus de crête, ni d’aigrette d’écume ; elle est d’un vert pâle, et sans cesse traversée, à toutes les profondeurs, par de longs rubans d’eau jaunâtre, qui vont plus vite que les houles, et qui sont pareilles à des algues fuyant le long du navire, et pareilles à des bêtes. Je suis le manège inquiétant de ces lames-chattes, si longues, si souples. Souvent elles montrent la tête, leurs yeux s’épanouissent, leurs yeux qui sont tout, elles rient et elles plongent aussitôt. Je les ai vues aussi dans les nuits calmes, mais en nombre moins grand. Ce sont les mêmes. L’abîme en est plein. Nul ne peut dessiner la forme de ces yeux, mais leur regard va au cœur, parce qu’il est chargé de vie, et cruel affreusement. Comme tout cela nous guette, nous cherche, nous menace et nous revient après avoir fait un tour dans les grands fonds ! Ces formes enlacées montent de l’abîme, éclairent la mer de ce regard qui ne s’est pas trompé, et qui nous a tous vus, et elles s’enfoncent un peu au delà, comme si elles se perdaient dans l’ombre blanche qui arrête tout, la lumière et le son, tout ce qui nous ferait communiquer avec le monde. Vers neuf heures, je fais une seconde ronde. Toute la mer est dépolie, et l’air