Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 11.djvu/84

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

terres d’alluvions sans nul doute, s’étendent jusqu’au pied de la belle montagne qui porte le nom de Cap Tourmente. Quelle joie ce serait, de vivre une semaine de chasse et de pêche dans ces Laurentides ! Je n’ai pas vu encore d’aussi belles futaies d’érables. Elles n’ont pas leurs feuilles, mais leurs ramilles, et sans doute aussi les bourgeons entr’ouverts, font de grandes tentures, ocellées et moirées, aux flancs de la montagne. Nous devons être à une lieue au moins, peut-être une lieue normande, de cette forêt attirante. N’y pensons plus. Le chemin ne nous y mène pas. Il va, parallèlement au fleuve, et voici, devant nous, une longue habitation en bois, avec la vérandah coutumière. Le fermier, — par exception, le mot peut s’employer ici, — nous reçoit à l’entrée. Il est jeune, solide, haut en couleur, et il porte les moustaches, et ces demi-favoris que j’ai souvent vus en Normandie. La fermière, accorte, claire, pas très parlante, mais parlant bien, a préparé le déjeuner. Elle a jeté, sur sa robe grise, un tablier à broderies rouges, et, quand nous entrons, elle appelle, pour nous faire honneur, sa dernière ou avant-dernière :

— Allons, viens dire bonjour, Marie-Olivine !

Les étables sont presque vides, car le temps est arrivé où les bestiaux vont dans les pâtures. Elles renferment d’ordinaire cent bêtes à cornes, et je pourrais visiter la laiterie modèle. Mais plus que la laiterie et que le déjeuner, le paysage m’attire. Nous avons dépassé l’ile d’Orléans dont j’aperçois l’extrémité boisée. D’autres iles, mais bien plus petites, tiennent le milieu de ce fleuve de douze kilomètres de largeur en cet endroit, et paraissent disposées en ligne, comme des navires en manœuvre : ile aux Ruaux, la grosse ile, ile Sainte-Marguerite, ile aux Grues, ile aux Canots, ile aux Oies. L’eau est basse, et la berge découverte. Devant moi, sur les vasières, ces choses immobiles, d’une éclatante blancheur, que sont-elles ? Elles couvrent de grands espaces. Je sais que ce n’est pas une prairie de fleurs de nénuphars : il y aurait des feuilles. Des cailloux ? Ils seraient roulés et ramenés sur les rives. Tout à coup, le vent souffle vers nous et m’apporte le cri des oies sauvages. Elles s’agitent. Quelques-unes étendent leurs ailes. En même temps, de l’extrême horizon au-dessus du fleuve, du fond de l’azur brumeux, d’autres oies sauvages, en troupes immenses et formées en arc, émergent, arrivent dans la lumière, l’étincelle au poitrail, tournent un