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d’orfrois. Le cuir n’en était pas cher : une selle de moine en 1480 coûtait 65 francs, une selle de paysan en coûtait 24 ; dans le prix de 2 960 francs payé pour l’accoutrement de cérémonie d’une haquenée de grande dame (1517), le cuir du harnais valait 100 francs, mais les boucles et le mors doré en valaient 250, la soie de la housse 350 et le fil d’or de Chypre 1 840.

Ainsi parée, cette haquenée devenait une chose belle et rare, son passage impressionnait la foule dont l’émerveillement était sans fiel. Le carrosse hérita de ce prestige : s’arrête-t-il à la porte d’une femme de ville, « à peine elle entend son bruissement, dit La Bruyère, qu’elle pétille de goût et de complaisance pour quiconque est dedans… On lui tient compte des doubles soupentes et des ressorts qui le font rouler plus mollement. » Le budget de la vanité était autrefois plus largement doté que de nos jours et l’écurie y tenait une grande place. La plus grande jouissance du riche consistait à montrer sa richesse.

Mais ces jouissances extérieures, tirées de l’admiration d’autrui, créaient, pour bizarre que cela semble, une sorte de lien social entre les ambitieux du « paraître, » figurans volontaires du luxe, et le public satisfait de la peine qu’ils se donnaient pour l’ébahir. Il entre plus de vraie sensualité et plus d’égoïsme aussi dans les jouissances contemporaines, positives, et personnelles ; mais de ces jouissances, en fait de locomotion, le peuple entier a sa part. Le progrès en a banni la beauté, mais il en a généralisé le charme. La carriole du paysan, la bicyclette, l’autobus ou le métro du citadin, ne sont pas esthétiquement inférieurs à l’automobile d’un millionnaire, et ils sont à la portée de toutes les bourses. Cependant la « 50 chevaux » de grande marque, qui n’éblouit personne, suscite autour d’elle plus d’aigreur que naguère le carrosse doré.


G. D’AVENEL.