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vivant, elle lui parle tant et si bien qu’il lui semble qu’il sourit lui aussi, qu’il répond ; elle lui amène l’enfant qui le reconnaît et le salue.

Cette épitre était grandement admirée. Tout le monde en connaissait l’auteur, Balthazar Castiglione, et savait qu’il s’agissait de lui-même, de sa femme et de son enfant, âgé de deux ans. On goûtait fort la prudence de ce mari, déjà mûr, qui prenait soin de rédiger les plaintes que son absence devait inspirer à sa jeune femme. On en savourait le bon parfum de latinité. On saisissait, aussi, fort bien l’allusion au portrait de Raphaël. Peint depuis quatre ans seulement, ce portrait était déjà célèbre. Il l’est encore. C’est lui qui a remplacé la Joconde[1]

Je ne sais pourquoi on l’a choisi, mais on ne pouvait pas mieux choisir. Au premier abord, on éprouve bien un certain malaise à voir, au milieu du Salon Carré, à la place du sourire accoutumé, — le plus féminin de tous les sourires, — cet homme amplement barbu, le crâne serré dans un bicoquet, et auréolé d’une immense barrette noire, ou toque rebrassée, qui vous regarde paisiblement de ses gros yeux bleus. On savait bien qu’on ne verrait plus la Joconde, mais il semblait que le lieu

  1. Avant d’arriver à cette place d’honneur, au milieu du Salon Carré, il a beaucoup voyagé. Peint à Rome, pendant l’automne de 1515, il est allé, en 1524, avec Castiglione, en Espagne. Castiglione étant mort à Tolède en 1529, il est revenu à Mantoue où il était encore, dans la famille du modèle, au commencement du XVIIe siècle. Là, on le perd de vue un certain nombre d’années : aucun historien ne peut justifier de l’emploi de son temps. On ne le retrouve, qu’après 1630, à Amsterdam, dans l’atelier du peintre Van Asselin, sans qu’on sache comment il y est venu ; mais c’est bien lui et non un autre : il y est admiré et copié par Rembrandt et par Rubens. En 1639, il est vendu aux enchères et passe dans la collection d’un seigneur espagnol. Don Alfonso de Lopez, qui le paie 3 500 florins, environ 20 500 francs de notre monnaie. Peu après, ce seigneur étant tombé en disgrâce et ayant dû vendre tout son avoir, notre portrait est acheté par le cardinal de Mazarin, et à la mort du cardinal, en 1661. Louis XIV le prend pour 3 000 livres, environ 9 750 francs. Enfin, le voilà au Louvre où il faut espérer que son histoire est finie, pour la même raison qu’on espère que celle de la Joconde ne l’est pas.