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dire ce que vous y voyiez… » Et Charles-Quint, à côté d’elle, qui tourne son profil gauche vers un serviteur, à l’angle du balustre, annonçait ainsi à ses courtisans la mort du modèle de Raphaël : « Je vous dis qu’est mort un des meilleurs chevaliers du monde ! » Enfin, ce François Ier, dont nous voyons le grand profil, peint par le Titien, tourné vers la toile immense de Véronèse, le lendemain de la bataille de Marignan, demandait à Balthazar Castiglione de finir son Cortegiano, pour le donner, en exemple, aux générations futures. Si jamais un temps a tenu dans un livre, un livre dans un homme, un homme dans un portrait, c’est ici.

Et, c’est ici, qu’on peut le mieux le saisir, au centre de toutes ses vivantes affinités. Le hasard l’entoure des figures qu’il a connues et qui l’ont aimé. En face de lui, sous le pseudonyme des Noces de Cana, la grande fête de la Renaissance, qu’il n’a pas connue, mais dont il a donné le signal. Tous les gens qui sont là, sauf peut-être le négrillon qui tend une coupe à Alfonso d’Avalos, ont lu son livre, de quelque nation qu’ils soient, car au moment où ce tableau a été peint par Véronèse, en 1562, le Cortegiano a déjà eu soixante éditions : il a été traduit en espagnol, en français, en latin, en anglais, et le nom de Castiglione, prononcé parmi le brouhaha des conversations, le cliquetis des coupes, les coups sourds du tranchoir et le bruissement des archets, serait salué d’une acclamation unanime.

A côté de lui, cette allégorie mystérieuse, incompréhensible, chaude, dans un monde de volupté triste, où toutes les mains étreignent quelque chose que les yeux ne regardent pas, doit charmer son esprit mythologique. Un chevalier en armure, grave comme un magicien durant une incantation, pose la main sur le cœur d’une femme qui médite. Un enfant apporte un fagot de bois mort qu’il est allé chercher dans la forêt et qu’il étreint avec peine de ses doigts écartés. La belle dame pensive tient un objet translucide et noir : une boule de cristal, s’il faut en croire la forme qu’ont prise les mains pour le contenir ; une autre figure féminine s’agenouille, pâmée dans un geste de prière. Tout ce rébus qui intrigue, inspire, désespère les commentateurs du Titien, est sans doute une des allégories savantes où se plaît son humanisme. Et ce chevalier mystérieux est, dit-on, un de ses amis, Alfonso d’Avalos, le héros de Pavie, à qui, de Madrid, il écrivait pour le complimenter : « Mon cher et très illustre