Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 12.djvu/131

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’enlever au Pape et à se l’attacher. En tout cas, il le comble de faveurs, et Castiglione vient d’être nommé évêque d’Avila quand il meurt, en 1529, juste à temps pour ne pas voir une petite fille de sa ville épiscopale donner un démenti à sa théorie du Cortegiano, que « l’on ne voit pas qu’une femme ait jamais connu les ravissemens de l’extase que procure l’amour divin, comme saint Paul, ni reçu les stigmates, comme saint François d’Assise… » Ainsi, vu de l’extérieur et au premier abord, l’homme à la grande barrette nous apparaît comme une espèce de condottiere de la diplomatie, passant du service d’un prince au service du prince voisin, et du service du voisin à celui du Pape, cédé par l’un à l’autre, à demi par courtoisie, à demi par force, choyé par chacun et demeurant fidèle à tous.

Il nous apparaît, ensuite, comme un témoin merveilleusement installé pour ne rien perdre du spectacle de l’Histoire. Et quel spectacle ! Luther, Charles-Quint, César Borgia, quels acteurs ! Sans doute, la pièce que joue l’humanité est toujours, un peu, la même, mais on arrive souvent le jour des doublures. Castiglione, lui, était là quand débutèrent ces artistes tels qu’on peut dire qu’ils ont, de toutes pièces, créé leurs rôles. Il était là, auprès de Louis XII, à Milan, au milieu de tous les ennemis et des victimes de César Borgia, lorsque César lui-même apparut, sur un cheval de poste, tout poudreux de la route, se précipita vers le roi de France et, par sa faconde et son enjouement, le conquit à sa cause. Il était là, quand Jules II, vieux, furieux et goutteux, brûlant d’ardeur belliqueuse, en plein hiver, tout blanc de barbe, de robe et de neige, entra par la brèche dans Mirandola. Il était de cette partie de chasse, à Corneto, où l’on vit Léon X botté, à cheval, en justaucorps blanc, suivi de ses cardinaux en justaucorps rouge, courir le sanglier et planter la bannière de saint Pierre au centre même de la chasse miraculeuse. Et quand le même Léon X abandonnait sa loupe et ses miniatures, pour lire et relire, le front souligné par l’inquiétude, le nouveau livre d’un certain « Frère Martin, » Castiglione le vit. Enfin, il se trouvait là, lorsque Charles-Quint, apprenant la prise de Home, se mit d’abord à sourire, ensuite à pleurer et, plus tard, lorsque l’Empereur envoya un cartel à François Ier, c’est Balthazar qui fut désigné comme second. On a pu, à d’autres époques, être témoin de choses plus grandes : on ne l’a jamais été de choses plus pittoresques, dans des décors de