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nature plus expressifs ou aménages par des artistes de plus de génie.

Le spectacle est fort divers. Un jour, ce sont les courses, auxquelles prennent part les chevaux barbes de Mantoue. Castiglione écrit au marquis Federico :


J’ai donné l’ordre à Zuccone d’engager, à la fois, les deux chevaux de Votre Excellence pour la première course, de telle sorte que, si l’un finissait mal, l’autre prit sa place. Au départ, le cheval gris Serpentino dépassa tous les autres et tint la tête pendant environ la moitié de la longueur de la piazza, lorsqu’ils atteignirent le Campo di fiore. L’alezan était le second, mais comme Zuccone avait dit au jockey de ne pas le presser avant d’être arrivé à la rue du Borgo, il laissa un cheval du cardinal Petrucci le dépasser. Le gris tenait bien toujours la tête, mais en arrivant au cloaque, son cavalier fut démonté par quelque accident incompréhensible, sans que personne l’eût touché. Malgré cela, le cheval ne s’arrêta pas et demeura en tête jusqu’au but. Au pont, l’alezan était troisième, et il aurait aisément gagné, mais il prit peur à la vue d’un cavalier masqué dans la foule et lui détacha une ruade. Le jockey fut projeté lourdement sur le sol, assez sérieusement blessé, et il n’a pas encore repris connaissance. Un cheval de Campo San Piero était juste derrière le gris de Votre Excellence, et quoique ni cette bête, ni celle du cardinal Petrucci ne l’aient dépassé, c’est celui-là qui a eu le Palio, parce qu’il n’est pas accordé à un cheval sans cavalier. Votre Excellence n’avait pas de cheval au Corso de’Turchi, et le Palio fut donné à un gentilhomme de Padoue, nommé Berardo. Dans la course des jumens, le cheval de Votre Excellence est arrivé premier, et celui de l’archevêque de Nicosia second. Ils ont couru dans cet ordre jusqu’au Borgo, où le cheval de Votre Excellence a dépassé de plusieurs longueurs, et a atteint le Palio avant que celui de Nicosia fût aux fontaines. Mais juste comme le page allait toucher le Palio, un archer du Bargello s’est trouvé sur son chemin, de telle sorte que le garçon n’a pas pu le toucher et le page de Nicosia est arrivé, l’a touché le premier, et c’est à lui qu’a été donné le Palio. J’étais au Castello et je n’ai pu comprendre ce qui s’était passé, jusqu’à ce que le messager que j’avais envoyé fût revenu. Les Palii furent apportés à Sa Sainteté et je lui expliquai ce qui était arrivé, aussi bien qu’au gouverneur et au sénateur, et aucun ne contesta que nous eussions été très mal partagés. J’étais résolu à réclamer le Palio, mais le gouverneur a dit au Pape qu’il tombait sous le sens que quiconque avait touché le Palio le premier devait l’avoir, mais que l’homme qui s’était trouvé au travers du chemin devait payer pour tout le monde. Après beaucoup de discussions, l’archer qui était en faute a été jeté en prison, et le sénateur et le gouverneur ont promis qu’il ne serait pas élargi avant que nous ayons gagné un Palio exactement semblable à celui qu’il nous a empêché d’avoir. J’ai demandé, au surplus, qu’il fût pendu, ou envoyé aux galères, ou, au moins, qu’il lui fût donné quatre ou cinq tours de corde[1]

  1. Cité par Julia Cartwright dans Baldassare Castiglione, the perfect courtier, his life and letters, vol. II. — Ce trait de cruauté, le seul qu’on puisse trouver dans toute la vie et toute la correspondance de Castiglione, est tellement contraire à ce qu’on sait de sa physionomie, qu’il n’est pas impossible que ce soit un trait de justice et que la conduite de l’archer, en cette occasion où de gros intérêts étaient engagés, ait été volontaire et préméditée.