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supposition : tout, au contraire, semble la démentir. Ce qui, en revanche, est établi, c’est que le directeur, loin d’opposer aux demandes de la Reine l’inflexible rigueur, les résistances indignées d’un Turgot, la traite avec douceur, discute avec modération, cherche des expédiens, encourage même parfois les élans généreux du Roi pour augmenter les sommes attribuées à sa femme, et que, par cette conduite, sans concession dangereuse et sans compromettre gravement l’intérêt du Trésor, il s’acquiert la reconnaissance de Marie-Antoinette, s’assure de son appui pour la campagne qu’il prépare, pour cet espèce de petit « coup d’Etat, » dont il est temps, à présent, de parler.


II

Parmi les collègues de Necker, celui qui, presque dès la première heure, lui avait témoigné le plus d’hostilité était sans contredit Sartine, le ministre de la Marine, dont la situation paraissait alors fort solide. Sorti d’une maison de commerce pour entrer dans la robe, puis, à trente ans, lieutenant général de police, fonction qu’il avait exercée, quinze pleines années durant, avec une heureuse énergie, Gabriel de Sartine, lorsque, en 1774, il avait accepté de remplacer Turgot au ministère de la Marine, avait, dans le premier moment, suscité quelques doutes sur sa capacité à se tirer d’un aussi difficile emploi. On le savait bon administrateur, actif, souple d’esprit, mais sceptique et léger, fort accessible à la faveur et médiocrement scrupuleux. De plus, dans une partie qui réclamait des connaissances spéciales, parvenu au pouvoir à la veille d’une guerre maritime qu’il faudrait préparer en hâte, comment ferait-il face à cette tâche écrasante ? C’était ce que, dans le public, chacun se demandait avec une certaine inquiétude. On colportait dans les salons le bon mot de Sophie Arnould, qui, pendant la répétition d’un opéra nouveau, voyant le ministre sortir au moment où la scène figurait un combat naval, s’était écriée plaisamment : » C’est grand dommage que M. de Sartine s’en aille, il aurait fait, du moins, un petit cours de marine[1] ! »

Sartine, il fallut en convenir, ne justifia pas ces sarcasmes. Son administration fut des plus honorables. Il se montra grand

  1. Correspondance secrète publiée par Lescure, 17 février 1777.