Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 12.djvu/304

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

divergence de vues sur la politique extérieure, Sartine étant le plus chaud partisan de la continuation de la guerre avec l’Angleterre jusqu’à complète victoire, tandis que le directeur général, appuyé sous main par Louis XVI, souhaitait qu’on écoutât toute parole de conciliation et qu’on ramenât la paix par tous les moyens honorables[1]. Ces tendances opposées se faisaient jour dans toutes les occasions ; elles entretenaient, dans les conseils ministériels, une sourde aigreur, un perpétuel malaise.

De cet ensemble il résultait, entre Necker et Sartine, un état de guerre permanent, tantôt latent et tantôt déclaré, une lutte à mort où chacun avait ses alliés, non moins passionnés que les chefs. Sartine avait pour lui Vergennes et le « parti dévot, » l’archevêque de Paris en tête. Ce dernier, en effet, bien qu’en bons termes avec Necker, subissait sur ce point l’influence de la tante du Roi, Madame Louise de France. La carmélite, du fond de son monastère de Saint-Denis, plaidait la cause du ministre de la Marine, excitait l’archevêque à prôner ses mérites, comme elle le protégeait elle-même auprès de son royal neveu. Sartine avait, en revanche, un dangereux adversaire, en la personne du comte d’Estaing, vice-amiral de France, auquel son haut commandement dans la flotte et ses récens succès donnaient alors une autorité reconnue, et qui avait entraîné, disait-on, dans l’opposition qu’il faisait au ministre de la Marine, deux princes du sang royal, le Comte d’Artois et le Duc de Chartres[2]. On colportait à ce sujet certaine parole de Louis XVI à d’Estaing, qui s’était plaint à lui des injustes attaques dont il était l’objet et des « tours » que lui jouait le ministre de la Marine : « Comte d’Estaing, aurait dit le Roi, vous avez beaucoup d’ennemis ; mais vous avez deux amis, qui ne vous manqueront jamais au besoin, M. de Maurepas et moi[3]. »

Le propos, s’il est authentique, était, en tout cas, hasardé ; car Maurepas, suivant sa coutume, hésitait, louvoyait entre les camps adverses. Déjà détaché de Necker, il eût craint de le

  1. Lettres de Kageneck, 10 juillet 1779. — Correspondance de Métra, 21 juillet 1779.
  2. D’après le Journal de Hardy, entre le comte d’Estaing et Sartine, la tension était arrivée à tel point, que le premier avait refusé un beau jour d’adresser ses dépêches au ministre de la Marine et qu’il avait obtenu de Louis XVI la permission de correspondre directement avec lui. — Septembre 1779.
  3. Journal de Hardy. 14 janvier 1780.