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maintenant, reprend son enjouement et sa belle insouciance. « Ecrasé de goutte, dit Croy, il se soutient toujours gaiement, et le Roi le ménage fort. » Il le prend aussi de plus haut avec le directeur général des finances, s’applique, dans leurs fréquens conflits, à lui faire sentir son pouvoir et sa suprématie. A la suite d’une de ces querelles, Necker lui ayant dit que, si les choses devaient ainsi durer, « il commanderait des chevaux de poste pour s’en retourner à Genève, » le Mentor répliquait, d’un ton mi-sérieux, mi-goguenard, « qu’on n’en donnait aux étrangers qui avaient manié les finances que sur un ordre exprès du Roi. »

Un trait curieux, rapporté par Augeard, souligne d’une manière frappante cette confiance reconquise, ce renouveau de jactance chez Maurepas. Les premiers jours de février 1781, le comte communique à Augeard un manuscrit confidentiel soumis à son approbation par le directeur général et lui demande d’en dire son sentiment : « Si vous faites bien, répond Augeard après avoir parcouru le morceau, vous ne laisserez jamais paraître cet ouvrage-là ; il est horriblement dangereux… Prenez garde, ajoute-t-il, cet homme s’aperçoit que vous le négligez, depuis le renvoi de Sartine. Il se forme un grand parti dans le royaume, composé des protestans, des banquiers et des académiciens de toute espèce. » À ces mots, où il voit un doute sur l’étendue de sa puissance, Maurepas, piqué, se lève, regarde la pendule, et d’un ton péremptoire : « 17 est sept heures et demie du soir. Si je voulais que cet homme-là fût à dix heures à la Bastille, et qu’il n’y fût pas, j’irais coucher à Pontchartrain. Voilà comme je suis premier ministre[1] ! »


IV

Le 19 du même mois, l’ouvrage soumis, comme on a vu, à l’examen d’Augeard était livré à la publicité, et l’effet produit était tel, que Maurepas retombait dans ses perplexités. Car le manuscrit en question n’était rien moins que le brouillon du fameux Compte rendu, l’acte le plus retentissant de la carrière politique de Necker, l’ouvrage le plus répandu, le plus lu, le plus amèrement critiqué, le plus ardemment glorifié, le plus universellement discuté par les contemporains, l’ouvrage dont

  1. Mémoires d’Augeard, passim.