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c’est ce que Le Play a très honnêtement dit dans cette très belle maxime : « Ceux qui recherchent la liberté en secouant le joug de la loi morale » d’abord ne se rendent pas compte de ce que c’est que la liberté, et ensuite « sont bientôt frappés de décadence ; on ne conserve la prospérité qu’en restant soumis à ce joug ; à dire vrai, le plus pariait régime de liberté n’est qu’un régime de contrainte morale. » — Excellent.

Pour ce qui est de l’égalité, Le Play est assez original en ce sens qu’il démontre, et fort bien, que, depuis 1789 ou plutôt depuis le milieu du XVIIIe siècle, en France, c’est l’idée de tout le monde et ce n’est le sentiment de personne. Tout le monde dit : égalité ! et met cela dans la loi pour molester les supériorités ; mais tout le monde ne rêve pour lui que supériorité. Tout le monde veut s’élever au-dessus de son voisin, de son parent et particulièrement de son père, tout le monde veut se distinguer et être décoré de quelque chose pour se distinguer de la foule ; tout le monde, et cela est bien significatif en un temps où la noblesse ne rapporte rien, tout le monde veut être noble ou avoir l’air de l’être.

Or, une chose qui est une idée, et n’est pas un sentiment, n’est pas fondée et n’a pas de force, et de ce discord entre le sentiment et l’idée qu’on a d’une chose, il résulte que la chose est faite avec une telle maladresse qu’elle ne produirait, fût-elle bonne, que ses mauvais résultats. Et c’est ainsi que l’égalité française sert de prétexte à l’envie à l’égard des supériorités et à l’extermination des supériorités dans les élections et dans les faveurs du pouvoir ; et écarte les supériorités de toutes les places où elles seraient utiles ; mais ne soulage point du tout et n’aide point du tout les humbles et les faibles et par conséquent a toutes les mauvaises suites qu’elle peut avoir, mais ne produit aucun des bons effets qu’elle pourrait produire.

Au nom de la liberté d’abord, de la moralité ensuite et enfin de l’intérêt général, ce que Le Play a attaqué le plus vigoureusement dans la nouvelle France, c’est le régime successoral ; c’est l’obligation imposée au père de, par sa mort, partager également ou à très peu près ses biens entre tous ses enfans. Cela, à lui qui voulait la famille forte et se continuant forte à travers les âges, a été son grand cheval de bataille. Il voulait, sinon le droit d’aînesse, auquel il tenait peu, quoique le préférant au partage égal, du moins la liberté testamentaire.