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littéraires. Cette impossibilité de réaliser, de voir Shakspeare a conduit certains de ses admirateurs dépités à lui arracher la paternité de ses drames pour la transférer à un personnage qu’ils croient mieux connaître ; elle a conduit d’autres esprits, beaucoup plus avertis, à lui fabriquer une psychologie, qui est une mosaïque de traits empruntés aux héros qu’il a créés.

La méthode biographique nous achemine-t-elle vers la critique scientifique ou, au contraire, nous en éloigne-t-elle ? Estelle un pas en avant ou un pas en arrière ? Je ne me propose pas de discuter ce problème. Ce que je voudrais essayer d’indiquer aujourd’hui, c’est que cette méthode s’impose lorsqu’il s’agit d’un poète lyrique, dont la poésie est essentiellement subjective, même lorsqu’elle semble se répandre sur le monde extérieur. Elle est seule applicable à qui veut étudier lord Byron. Chez nul autre, — pas même chez Rousseau, — on ne découvrira une cohérence aussi constante, une identité aussi absolue entre les émotions de l’homme et l’inspiration de l’écrivain. En vérité, il n’a cessé de se raconter, dans ses vers, car il a été Childe Harold, don Juan, Lara, Conrad et Manfred. Poussé par l’impérieux besoin de crier ses passions et ses fautes devant l’Univers, retenu par la crainte de déshonorer un être cher et toujours esclave de l’opinion malgré sa furieuse révolte, il nous a montré son âme, sans nous livrer ses actes, ni, jusqu’à un certain point, ses véritables sentimens. Il s’est enveloppé d’un nuage qui va s’épaississant à mesure qu’on s’efforce de le dissiper. « J’ai essayé, disait-il, de tenir un journal : j’ai voulu user de la fiction en prose ; mais j’aime mieux la poésie, parce qu’elle se tient plus loin du fait. » C’est ce « fait » qu’il importe de connaître, car on ne peut apprécier l’artiste qu’en confrontant l’œuvre d’art avec la matière d’où elle est sortie.

En France, lorsque l’on parle de la vie amoureuse de lord Byron, un nom se présente aussitôt à l’esprit : la Guiccioli. D’abord parce qu’elle est devenue à peu près notre compatriote par son mariage avec le marquis de Boissy et par la publication de ses Mémoires dans notre langue. D’ailleurs, sa longue liaison avec le poète qui couvre la dernière phase, la phase héroïque de sa vie, donne à penser qu’elle a été sa vraie, sa grande passion, que le meilleur de son âme et de son génie lui appartient. Mais il n’en est rien : il faut chercher ailleurs l’explication d’un mystère que Mme Guiccioli n’a même pas