Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 7.djvu/564

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pratiques. Bien plus, notre science actuelle, si désintéressée qu’elle se soit faite, n’en reste pas moins en relation étroite avec les exigences de notre action : elle nous permet de parler et de manier les choses plutôt que de les voir dans leur nature intime et profonde. L’analyse appliquée à nos opérations de connaissance nous montre que notre entendement morcelle, qu’il immobilise, qu’il quantifie, bien que le réel, — tel qu’il apparaît à l’intuition immédiate, — soit continuité fuyante, flux de qualités fondues. C’est dire que notre entendement solidifie tout ce qu’il touche. Ne sont-ce point là justement les postulats essentiels de l’action et du discours ? Pour parler comme pour agir, il faut des élémens séparables, des termes et des choses qui demeurent inertes pendant qu’on opère et qui soutiennent entre eux de ces rapports fixes dont les rapports mathématiques nous offrent le type idéal et parfait.

Tout concourt donc à nous incliner vers l’hypothèse en cause. Prenons-la désormais comme exprimant un fait. Les formes de connaissance élaborées par le sens commun ne visaient pas originellement à nous permettre de voir le réel tel qu’il est. Leur rôle était plutôt, et il reste, de nous en faire saisir l’aspect utilisable. C’est pour cela qu’elles sont faites, non pour la spéculation philosophique. Or ces formes, néanmoins, ont subsisté en nous, à l’état d’habitudes invétérées devenues bientôt inconscientes, même quand nous en sommes venus à vouloir connaître pour connaître. Mais, à ce stade nouveau, elles conservent le pli de leur fonction utilitaire primitive et transportent partout cette marque en l’imprimant aux œuvres nouvelles qu’on cherche à leur faire accomplir. Aussi tout un travail de réforme intérieure est-il nécessaire aujourd’hui pour que nous parvenions à découvrir et à dégager dans notre perception de la nature, sous la gangue de symboles pratiques, ce qu’elle enveloppe d’intuition vraie. Cet effort de retour au point de vue de la contemplation pure et de l’expérience désintéressée constitue d’ailleurs un travail très différent du travail scientifique. Autre chose est de regarder de plus en plus près et de plus en plus loin avec les yeux qu’une évolution utilitaire nous a faits ; autre chose de travailler à nous refaire des yeux capables de voir pour voir et non plus pour vivre.

La philosophie ainsi comprise, — et nous verrons de mieux en mieux, en avançant, qu’il n’y a point d’autre manière