Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 7.djvu/579

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

atteindre ce passage concret, on ne le peut que si l’on part d’une intuition directe pour descendre de là aux concepts qui l’analysent.

Enfin le même devoir de retourner notre attitude familière, de renverser notre démarche habituelle, s’impose encore à nous pour une autre raison. L’atomisme conceptuel de la pensée commune l’entraîne à poser une sorte de primat du repos sur le mouvement, du fait sur le devenir. Pour elle, le mouvement s’ajoute à l’atome, comme un accident supplémentaire à une immobilité antérieure ; et le devenir relie des termes préexistans, comme le fil qui passe à travers les perles d’un collier. Elle se complaît dans l’immobile et s’efforce d’y ramener le mouvant. L’existence lui paraît à base d’immobilité. Tout changement, tout phénomène, elle le décompose et le pulvérise, jusqu’à ce qu’elle y trouve l’élément invariable. C’est l’immobilité qu’elle estime première, fondamentale, intelligible de soi, la mobilité au contraire qu’elle veut expliquer en fonction de l’immobilité. Aussi des progrès eux-mêmes et des transitions tend-elle à faire des choses. Pour bien voir, il faut toujours, semble-t-il, qu’elle arrête et qu’elle fixe. Que sont en effet les concepts, sinon des stations logiques disposées en observatoires le long du devenir, sinon des vues immobiles prises du dehors et de loin en loin sur un écoulement continu ? Chacun d’eux isole et fixe un aspect, « comme l’éclair instantané qui illumine pendant la nuit une scène d’orage. » Leur ensemble constitue un filet tout monté d’avance, un réseau solide, où l’intelligence humaine s’installe et s’accroche pour guetter le flux réel, pour le capter au passage. Transport à la spéculation d’un procédé fait pour la pratique. Partout nous cherchons des constantes : identités, invariances, conservations ; et nous imaginons la science idéale comme un regard éternel ouvert sur des immobilités. C’est que la constante est le support et l’objet que réclame notre action : il faut que la matière opérée ne se dérobe pas à nos prises, ne fuie pas sous nos mains, pour que nous la puissions travailler. C’est aussi que la constante est l’élément du discours, où le mot en représente la permanence inerte, où elle constitue le point d’appui solide, la base et le jalon du cheminement dialectique, étant ce qui peut être laissé de côté par l’esprit dont l’attention est ainsi libérée pour d’autres œuvres. A cet égard, l’analyse par concepts est la méthode naturelle du sens commun. Elle