Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 7.djvu/580

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

consiste à se demander de temps en temps où en est la chose qu’on étudie, ce qu’elle est devenue, afin de voir ce qu’on en pourrait tirer ou ce qu’il convient d’en dire. Mais cette méthode n’a qu’une portée pratique. La réalité, qui en son fond est devenir, passe à travers nos concepts sans jamais s’y laisser prendre, comme passe un mouvement par des points immobiles. En la filtrant, nous n’en retenons que le dépôt, le devenu qu’elle charrie. Est-ce que les digues, les canaux et les bouées font le courant du fleuve ? Est-ce que les festons d’algues mortes alignées sur le sable font la marée qui monte ? Gardons-nous de confondre le flot du devenir avec le contour du devenu. L’analyse par concepts est une méthode cinématographique, et il est clair que l’organisation intérieure du mouvement échappe au cinématographe. D’instant en instant, nous prenons sur une mobilité des vues immobiles. Comment, avec de telles coupes conceptuelles pratiquées dans une continuité fluente, quelle qu’en soit l’accumulation, reconstruirions-nous jamais le mouvement lui-même, le lien dynamique, le défilé des images, le passage d’une vue à l’autre ? Il faut que cette mobilité soit contenue dans l’appareil cinématographique, il faut qu’elle soit ainsi donnée à son tour en plus des vues elles-mêmes ; et rien ne montre mieux qu’en définitive la mobilité ne s’explique jamais que par soi, n’est jamais saisie qu’en soi. Mais du mouvement pris comme principe il est possible au contraire et même facile de descendre par voie de dégradation insensible au ralentissement et à l’immobilité. Avec des immobilités on ne refera jamais du mouvement ; mais le repos se conçoit très bien comme limite du mouvement, comme extinction ou comme arrêt ; car ceci est moins que cela. Aussi la vraie méthode philosophique, inverse de la méthode commune, consiste-t-elle à s’installer de prime abord au sein du devenir, à en adopter la courbure changeante et la tension mobile, à sympathiser avec son rythme de genèse, à percevoir du dedans toute existence comme une croissance, à la suivre dans sa génération intérieure, bref, à, ériger le mouvement en réalité fondamentale, à réduire au contraire l’immobilité au rang de réalité seconde et dérivée. Et c’est ainsi, pour reprendre l’exemple de la personne humaine, que le philosophe doit chercher dans le moi non pas tant unité ou multiplicité faites que (je risque le mot) deux mouvemens antagonistes et corrélatifs d’unification et de plurification.