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le paysagiste Charles Busson, et Paul Bataillard[1]. Tous passent par la Suisse. Du Mesnil doit les rejoindre quelques jours plus tard.


A Armand du Mesnil.

Venise, ce 13 juillet 1870, mercredi, 3 heures.

Cher ami, pardonne-moi de ne pas t’avoir encore écrit. Il y a six jours que nous sommes à Venise. Je voulais, dès le lendemain, te donner des nouvelles du voyage, mais je comptais sans la complication de l’installation, l’entraînement de cette vie toute de surprise et de curiosité, d’extrême chaleur, les mauvaises nuits, les siestes de l’après-midi et les mille incommodités propres aux saisons caniculaires. Nous sommes venus deux mois trop tard, ou trop tôt ; il fait trop chaud, c’est incontestable. Ici, comme en France, on attend un orage, qui menace et n’éclate pas ; un peu de pluie rendrait la vie bien facile et ferait gagner bien du temps.

Je donnerais beaucoup pour que le temps changeât avant ton arrivée. Note que c’est bien l’êté qui convient à Venise. De sorte que, pour bien faire, il faudrait la visiter en juillet, mais n’agir et n’y travailler qu’en automne, cercle vicieux dont nous ne sortirons qu’en la voyant bien, en souffrant pas mal, et en n’y faisant rien du tout.

C’est un lieu admirable, — tu en jugeras, — moins encore au premier coup d’œil qu’au second ; ce serait extraordinaire si on n’y était préparé par tout ce qu’on a vu, lu, su. J’ai commencé par trouver cela conforme à ce que j’attendais. L’Orient m’avait déjà bien renseigné sur ce que le ciel et les choses ont de légèrement asiatique. A la réflexion, à l’usage, en l’examinant en soi, sans comparaison, c’est, par son architecture, par son art, par les souvenirs, par le luxe dans le détail, le goût dans le grandiose, un ensemble unique et exquis et qu’on n’admirera, qu’on ne goûtera surtout jamais trop.

  1. M. Charles Busson, né à Montoire (Loir-et-Cher), en 1822, élève de Rémond et de François, est mort en 1908. Il avait bien voulu, ainsi que Mme Busson et Mme Sautai, née Busson, nous communiquer la correspondance échangée entre Fromentin et lui. — Paul Bataillard, ancien élève de l’École des Chartes, disciple et ami de Michelet et d’Edgar Quinet, fut emprisonné au Deux-Décembre. Champion enthousiaste de l’indépendance de la Roumanie et spécialiste de l’étude des Bohémiens, il mourut en 1891, archiviste de la Faculté de Médecine de Paris. — Voyez sur lui les Lettres de Jeunesse d’Eugène Fromentin, p. 45.