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cité antique. — Eskalo Bebeloï ! Arrière les profanes ! criait le héraut d’Eleusis venu à Athènes pour l’ouverture des grandes fûtes d’automne. N’empêche que les profanes se redisaient entre eux des choses singulières. On racontait entre autres que, dans l’intérieur du temple d’Eleusis aux colonnes de basalte, dans la chapelle d’Hécate, lieu ténébreux aussi redoutable que le Tartare, l’hiérophante, à la lueur des flambeaux, prononçait des sentences sacrilèges comme celles-ci : 1° L’homme est le collaborateur des Dieux. 2° L’essence des Dieux est immuable, mais leur manifestation dépend des temps et des lieux, et leur forme est en partie l’œuvre des hommes. 3° Enfin les Dieux eux-mêmes évoluent et changent avec tout l’univers.

« Eh quoi ? disaient en style aristophanesque les sophistes et les élégans des stades et des gymnases, l’homme, créature des Immortels, serait leur égal ? Et les Dieux, pareils aux histrions, ont un vestiaire et changent à tout instant de costume pour nous tromper ? Enfin les Dieux évoluent selon le caprice humain ? Alors c’est lui qui les fabrique ; autant dire qu’ils ne sont pas. » Ces discours subversifs, ces bavardages frivoles dont les esprits superficiels ont criblé de tous temps les mystères de la religion et les concepts de la haute sagesse, étaient faits cependant pour effrayer les gouvernans de toutes les villes grecques. Dans cette incrédulité railleuse il y avait de quoi ébranler le Dieu d’Olympie, le Zeus d’ivoire et d’or, ciselé et fondu par Phidias, aussi bien que la Pallas géante, la Vierge divine, aux yeux de pierres précieuses, debout dans la cella du Parthénon, appuyée sur sa lance et tenant dans sa main la Victoire ailée. Aussi les Eumolpides redoublaient-ils de vigilance et l’Aréopage de sévérité. La peine de mort contre les divulgateurs et les profanateurs fut rigoureusement appliquée.

Malgré tout, les idées d’Eleusis allaient leur chemin de par le monde. Nous allons en voir sortir, comme par contrebande et d’une manière tout à fait imprévue, le plus merveilleux et le plus vivant des arts, le théâtre grec, ancêtre du théâtre moderne. La tragédie, en effet, ne fut pas autre chose, à l’origine, qu’une évadée des Mystères et une intruse dans la cité. Ce phénomène si curieux et tellement significatif, que toute l’énigme de la vie et de l’évolution s’y joue en quelque sorte dans les coulisses, a été trop mal compris jusqu’à ce jour pour qu’il ne soit pas nécessaire d’y insister.