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l’énergie de son désir sans borne, et fonce sur tous les obstacles comme un taureau sur ses adversaires. Volonté de jouissance et de puissance, voilà ce qui domine en lui. D’un sur instinct, il devine l’énigme que le Sphinx-Nature propose à tout homme au seuil de l’existence. Il devine que le mot de l’énigme, c’est l’Homme en personne. Mais, être de désir et de passion pure, il entend par là un homme semblable à lui-même sans avoir la moindre idée de l’homme divin, transfiguré. Par son coup d’œil d’homme d’action, il a prise sur le monstre, le terrasse, s’impose au peuple, devient roi. Mais les Dieux lui préparent le châtiment encouru par sa présomption et sa violence. Sans le savoir, il a tué son père, épousé sa mère. Cette découverte le précipite du sommet de la prospérité dans le plus effroyable abîme. La beauté spirituelle du drame consiste dans le contraste entre le devin Tirésias, qui, privé de la vue extérieure, mais doué de la voyance de l’esprit, pénètre toute la trame de la destinée, et Œdipe, qui, avec ses yeux ouverts, ne voit que l’apparence des choses et se jette comme un fauve dans les pièges tendus. Si Œdipe-Roi nous montre le châtiment de la présomption, Œdipe à Colone nous présente dans le vieillard errant, fugitif, accablé de tous les maux et conduit par sa noble fille, la purification de l’homme par la douleur héroïquement supportée. A force de souffrir avec courage et conscience, le roi proscrit et aveugle est devenu lui aussi un voyant de l’âme et porte autour de sa tête chauve une auréole de consolation et d’espérance où rayonne la grâce divine. Œdipe ainsi transfiguré est devenu presque un saint. Après cela nous ne nous étonnons plus de contempler dans la sublime Antigone la fleur exquise du pur amour humain, une chrétienne avant la lettre.

Le chef-d’œuvre de Sophocle justifie donc parfaitement les judicieuses réflexions de Fabre d’Olivet. « Sortie tout entière du fond des Mystères, la tragédie possédait un sens moral que les initiés comprenaient. Voilà ce qui la mettait au-dessus de tout ce que nous pourrions imaginer aujourd’hui, ce qui lui donnait un prix inestimable. Tandis que le vulgaire, ébloui seulement par la pompe du spectacle, entraîné par la beauté des vers et de la musique, se livrait à une jouissance fugitive, le sage goûtait un plaisir plus pur et plus durable en recevant la vérité au sein même des illusions mensongères des sens. Ce plaisir était d’autant plus grand que l’inspiration du poète avait été