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plus parfaite et qu’il avait mieux réussi à bien faire sentir l’esprit allégorique, sans trahir le voile qui le couvrait. »

Si toute la puissance des Mystères rayonne à travers l’œuvre d’Eschyle et de Sophocle, nous n’en trouvons plus trace dans celle de leur illustre rival et successeur Euripide. D’un moment à l’autre, les flambeaux sacrés, qui conduisent à la lumière heureuse, se sont éteints, et nous tâtonnons dans les ténèbres du destin aveugle qu’éclairent seulement les torches des passions et les feux rouges du Tartare. D’où vient ce brusque changement ? La raison en est facile à trouver. Contemporain du Titan Eschyle et du divin Sophocle, aussi poète qu’eux à sa manière, leur égal, leur supérieur peut-être par certaines qualités, par sa sensibilité frémissante, par la limpidité merveilleuse de son style et par la richesse ingénieuse de son imagination, Euripide n’en appartient pas moins à un autre monde, au notre beaucoup plus qu’à celui de l’antiquité par le tour de son esprit et la nature de son âme. Non seulement il ne se rattache par aucun lien à Eleusis, mais il est disciple fervent de Socrate, qui refusa de se faire initier, parce que, disait-il, il ne voulait pas savoir des choses communiquées sous le serment du silence et qu’il n’aurait pas le droit de discuter en public. Socrate croyait fermement et enseignait que le raisonnement seul peut atteindre la vérité et que la logique rigoureuse, sans l’aide d’aucune autre faculté, mène infailliblement à la vertu comme au bonheur. Il tourne le dos à l’antique voyance, mère de la sagesse primordiale et de toutes les religions antiques ; il ignore l’intuition, créatrice des philosophies synthétiques ; il sourit finement de l’inspiration, source de la poésie et des arts. Il ne voit de salut que dans l’observation, dans l’analyse et dans la dialectique. Par là il est véritablement et authentiquement, comme l’a dit Nietzsche, le père du rationalisme intransigeant et du positivisme moderne. Or Euripide, quoique poète et poète de génie, est le disciple le plus fanatique de ce maître du doute. On dirait qu’il n’écrit que pour ce spectateur unique. Car Socrate, qui ne va jamais au théâtre, y va pour écouter les tragédies d’Euripide. Quel plaisir raffiné pour lui d’entendre les chœurs et les personnages de son disciple reproduire ses syllogismes, où l’esprit se prend comme dans une souricière, et paraphraser son scepticisme démolisseur ; sa face de Silène s’épanouit et son œil de Cyclope