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bâtarde, venons à l’examen direct de la réalité psychologique intime. Tout est prêt pour conclure. Notre durée, qui se charge incessamment d’elle-même, apportant toujours un facteur de nouveauté irréductible, empêche un état quelconque, fût-il identique en surface, de se répéter en profondeur. « Nous n’aurons plus jamais notre âme de ce soir. » Chacun de nos momens demeure essentiellement unique. C’est du nouveau qui s’ajoute au passé survivant : non seulement du nouveau, mais de l’imprévisible. Comment parler en effet d’une prévision qui ne soit pas simple conjecture, comment concevoir une détermination extrinsèque et nécessitante, quand l’acte naissant ne fait qu’un avec la somme achevée de ses conditions, quand celles-ci ne sont complètes qu’au seuil de l’action qui commence, y compris ce qu’elle apporte d’irréductiblement original par sa date même dans notre histoire ? On n’explique, on ne prévoit qu’après coup, rétrospectivement lorsque le geste accompli est tombé dans le plan de la matière.

Ainsi notre vie intérieure est travail de création durable : phases de maturation lente, que viennent clore de loin en loin des crises d’invention libératrice. Sans doute la matière est là, sous les espèces de l’habitude, comme un danger d’automatisme, qui nous guette à chaque instant et nous capte au moindre oubli. Mais elle ne représente en nous que le déchet de l’existence, la chute mortelle de la réalité qui se défait, la défaillance du geste créateur qui retombe dans l’inertie ; et le fond de notre être demeure liberté jaillissante, liberté pour qui, en droit, le mécanisme même n’est qu’un moyen d’action.

Maintenant, est-ce que cette conception ne fait pas de nous une exception singulière dans la nature, un empire dans un empire ? C’est ce qu’il nous reste à examiner.


II

Nous venons de chercher à saisir l’être en nous-mêmes : et il nous est apparu devenir, progrès, croissance, travail incessant de maturation créatrice, en un mot durée. Faut-il encore conclure ainsi au sujet de l’être extérieur, de l’existence en général ?

Considérons, de toutes les réalités externes, la plus voisine de nous : notre corps. Elle nous est connue à la fois du dehors