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Boris : mais, naturellement, il se garde bien de le détourner expressément du service de l’unique vérité ; et ni les imprécations de la vieille princesse, ni les prières éplorées de sa propre fille, ni la vue des conséquences terribles que va avoir, pour le jeune « illuminé, » son refus de prononcer les quelques mots de rétractation exigés de lui, rien de tout cela, — qui pourtant nous est présenté par Tolstoï avec une force singulière de vérité humaine, — ne vaut à contrebalancer, chez Sarintsef, la joie de penser que sa « religion » va se couronner de l’auréole d’un nouveau martyre. — Car l’apôtre « tolstoïen » a déjà obtenu un premier succès de ce genre, en faisant révoquer et enfermer dans une cellule lointaine son premier disciple, le petit pope lecteur de Renan.

Vient ensuite l’acte quatrième, le dernier que Tolstoï ait entièrement écrit. La femme et les enfans de Sarintsef donnent un grand bal, dans leur palais de Moscou. Nicolas Ivanovitch, lui, a renoncé à la menuiserie. Enfermé dans sa chambre avec une espèce de vagabond dont il a fait son unique confident, il nous apparaît rongé et torturé d’un mélange douloureux de sentimens divers, au premier rang desquels l’auteur a encore la clairvoyance de nous montrer la honte. Le fondateur du « sarinlsevisme » succombe à la conscience du ridicule de sa situation. Ses disciples sont emprisonnés, exilés, exclus de la société des hommes ; et lui, leur chef, voilà qu’il a l’air de donner des bals, dans son palais, où des domestiques en livrée viennent lui apporter sa ration « évangélique » de pain et d’eau ! Aussi a-t-il résolu de s’enfuir avec son étrange compagnon, comme le fera plus tard l’auteur lui-même de la pièce. Mais sa femme lui défend de causer un nouveau scandale ; et puis c’est la mère de Boris, la princesse, qui lui annonce une dernière fois qu’elle le rendra responsable du sort de son fils. Le malheureux apôtre a l’impression d’être à jamais vaincu. « Est-il possible que je me sois trompé, ô mon Père céleste, trompé en croyant à toi ? » s’écrie-t-il, au tomber du rideau, pendant que des salons d’en bas lui arrive la joyeuse musique du bal, l’écho des tendres aveux et des rires bruyans des danseurs.

La rédaction de Tolstoï s’arrête là ; mais les éditeurs de ses Ecrits Posthumes ont découvert et publié une série de notes qui nous révèlent très suffisamment ce qu’aurait été l’acte cinquième et dernier de la Lumière qui brille dans les ténèbres. Nicolas Sarintsef est couché, gravement malade. « Je suis, — dit-il, — dans un état d’hésitation incessante. Ai-je eu raison ? Je n’ai réussi à rien. J’ai ruiné