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plus profonde, du « nationalisme » de M. Jules Lemaître, et la source même de son talent.

Il ne lui a pas nui non plus d’être « du peuple. » Avez-vous remarqué ? Les originalités les plus vives, les plus spontanées, en littérature comme peut-être ailleurs, se rencontrent assurément quelquefois parmi les classes moyennes, mais elles se recrutent plus généralement dans l’aristocratie ou dans le peuple. Chez ce dernier surtout, l’individualité, quand elle existe, peut se développer plus librement qu’au sein d’une autre classe ; elle n’est pas opprimée par le poids, souvent si lourd, des traditions, ou plutôt des conventions sociales. Ajoutez que le peuple transmet à ses enfans un sang plus riche et plus neuf, un cerveau moins usé par le travail de la pensée, une sensibilité moins émoussée par le spectacle réfléchi du monde, bref, une âme plus vierge, plus capable d’impressions inédites, d’expressions fortes et franches. Fils d’un de ces instituteurs d’autrefois qui ne se donnaient point pour mission de prêter main-forte au pharmacien Homais, d’enseigner l’antipatriotisme à leurs élèves, de les « déraciner, » de les déchristianiser au nom de l’idéal laïque et de la science moderne, M. Jules Lemaître a hérité de tout ce qu’il y a de bon dans le vrai peuple de France ; il n’a pas connu, il n’a pas eu à répudier la basse envie plébéienne, le prurit égalitaire, l’ardeur niveleuse, l’aigreur orgueilleuse et vindicative et les sophismes démagogiques qui, depuis Rousseau, forment si souvent le fond de la « mentalité » populaire. Mais, en revanche, il a vu de très près les silencieuses, les stoïques vertus des humbles.


Oh ! la sainte économie de nos mères, leurs prodiges de ménagères industrieuses, et l’étroitesse sévère du foyer domestique ! C’est cette parcimonie même qui donnait tant de ragoût aux moindres semblans de vie plus aisée, aux petites douceurs exceptionnelles, aux crêpes du carnaval, aux cadeaux modestes du premier de l’an, aux deux sous des jours d’ « assemblées ! » Et cette parcimonie avait sa noblesse... Car cette vie n’était si étroitement ordonnée que pour permettre au fils, à l’héritier, de connaître un jour une forme supérieure et plus élégante de la vie... Et plus tard, sans doute, les enfans venus à Paris, et ayant pris d’autres habitudes, peuvent sourire de cette mesquinerie campagnarde ; mais c’est à elle pourtant, c’est à leur enfance à la fois indigente et tendrement choyée qu’ils doivent leur persistante fraîcheur d’impression et cette sensibilité qui les a faits artistes et écrivains.


Tant pis pour vous si vous n’êtes pas émus par cette page !