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n’avoir jamais vu goutte dans ce fatras. L’âme française s’irrite à errer dans ces ténèbres. Elle n’est pas la seule. Henri Heine qui, pour Parisien qu’il fût devenu, n’en était pas moins resté Allemand, déplore l’envoûtement d’une si belle imagination par les théories du « capucin philosophique » Pierre Leroux. « Ce dernier a une influence pernicieuse sur son talent, parce qu’il l’induit à se lancer dans des divagations obscures et dans des idées à moitié couvées, au lieu de s’adonner aux délices des créations concrètes et pleines de couleur. » C’était la faire verser du côté où elle penchait, le danger pour son ta lent, moins artiste que lyrique, étant de s’évaporer et de s’évanouir dans le vague d’une rêverie sans forme et sans contours.

Maintenant, multipliez Leroux par Perdiguier, et conjuguez Perdiguier avec Magu et Poncy, vous avez le Compagnon du Tour de France, le Meunier d’Angibault, le Péché de M. Antoine. Aux théories communistes des annonciateurs du nouvel évangile, joignez les dissertations musicales de Chopin et ses revendications ethniques de Polonais opprimé, vous avez Consuelo, dont le premier volume dans son cadre vénitien est une merveille et les trois autres un chaos, compliquée de la Comtesse de Rudolstadt, qui d’un bout à l’autre est un logogriphe. Du philosophe au musicien, et des utopistes aux prolétaires, ils ont réussi à rendre illisible tout ce qui est sorti de la plume de l’admirable romancière, — cela pendant dix ans, à l’époque de sa pleine maturité. Voilà ce qu’elle a gagné à s’isoler parmi ces êtres d’élite ou d’exception, loin des conditions normales de la vie, dans ce milieu d’art et de sacro-sainte bohème. Par bonheur, une source, qui jamais ne s’était tarie en elle, allait recommencer de faire entendre sa chanson douce et pure. La Mare au diable est écrite dès 1844, François le Champi commence à paraître le dernier jour de l’année 1847, La Petite Fadette en 1848. Ces romans champêtres ne nous disent rien du progrès continu de l’humanité et de la réforme sociale ; mais, tout conventionnels qu’on les prétende et tout poétiques qu’ils soient, ils portent témoignage pour l’humanité toujours pareille à elle-même. Ainsi, par ses souvenirs d’enfance, George Sand était ramenée à la conception véritable du roman qui consiste à peindre, tantôt sous des couleurs plus riantes et tantôt dans une manière plus sombre, la vie de tout le monde.


RENE DOUMIC.