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Révolution, pourtant, allait insuffler le plus ardent patriotisme. La masse indolente se laissait aller au courant, comme des îlots flottans de ses grands fleuves, que les chroniqueurs espagnols ont décrits bien avant que Chateaubriand en semât le Meschacébé.

Jusqu’à ce jour les élémens hétérogènes avaient vécu côte à côte, se frôlant sans se froisser : l’invasion anglaise, avec la revanche qui s’ensuivit, fut le choc décisif qui fit éclater l’hostilité latente des composans et en précipita la séparation. Cette crise salutaire, tout vint à souhait pour la provoquer. La somme d’incurie, d’incapacité, de lâcheté qui fut nécessaire aux gouvernans pour livrer sans combat la capitale de ces vastes provinces à une poignée de soldats anglais, dépasse de si loin toute limite assignable qu’on aima mieux croire à la trahison : on affirma que, dans la nuit du 24, qui précéda le débarquement, des signaux de feux avaient été échangés entre le Fort et l’escadre ennemie. Le vice-roi Sobremonte et ses sous-ordres n’étaient coupables que d’ineptie, mais poussée à un degré où elle atteignait la beauté du symbole et devenait représentative de deux cents ans de décadence. Résumons en quelques mots cette journée d’ignominie.

La garnison de Buenos-Ayres se composait alors d’un millier d’hommes des trois armes, auxquels il faut ajouter 280 lanciers ou blandengues de la frontière ; en outre, les bataillons de milices, qui représentaient un chiffre double, avaient été réorganisés et exercés durant les derniers mois. La rivalité existante, entre les corps exclusivement créoles et les Espagnols, avait du moins produit cet effet utile de développer, par un sentiment d’émulation, la discipline et l’esprit militaire des uns et des autres. Appelés et casernes aux premières rumeurs d’invasion, ils manœuvraient sur les places presque à la vue de l’ennemi, prêts à réaliser de leur mieux le plan de défense qu’ils supposaient en voie d’élaboration au quartier général. Tout n’y était que désordre et affolement. A la première annonce du danger, le vice-roi faisait ses préparatifs de départ avec Sa famille et une nombreuse escorte. Les principaux chefs espagnols, piliers de garnisons qu’on envoyait aux colonies prendre leurs invalides, se révélèrent aussi incapables de concevoir une mesure utile que de l’exécuter. Après avoir passé la journée du 25 juin sur la terrasse du Fort, à observer à la longue-vue