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présens. Une tempête était déchaînée au dehors. Les flots de l’estuaire débordé venaient briser avec fracas au pied de la citadelle, dont les vieux bois craquaient sous la bourrasque. Le pilote, appelé, déclara l’embarquement impossible ; sur quoi, le fils de Liniers s’offrit à conduire à sa chambre l’hôte d’une nuit. Quand les convives furent partis et que Sassenay se fut retiré, le vice-roi resta quelques minutes dans son bureau à écrire une lettre pour Ortega, son correspondant de Montevideo, générosité dernière envers ce pauvre diable de marquis, qui lui fut imputée à crime ; puis, un flambeau à la main, dans le silence nocturne que troublaient seuls le bruit de la rafale et quelques cris de sentinelles, il se dirigea vers la chambre, éloignée de toute oreille curieuse et de tout œil indiscret, qu’il avait destinée à son ami. De quoi parlèrent-ils ? Sassenay a laissé du tête-à-tête deux relations différentes : suivant l’une, qui est sa déposition devant le fiscal de Montevideo, on n’aurait causé que de la Reconquête ; suivant l’autre, qui est dans son rapport, — très postérieur, — à Champagny, Liniers aurait exprimé ses vives sympathies pour la « dynastie nouvelle » (qui n’existait pas encore au départ de Sassenay), en même temps que son admiration pour l’Empereur. Il n’y a évidemment que ceci de tout à fait vrai. En tout cas, on peut affirmer que l’image colossale, une fois entrée dans l’entretien, n’en devait plus sortir. On entend d’ici les questions haletantes de Liniers, les cris de sa curiosité inlassable : « Vous l’avez vu ! Il vous a parlé ! Comment est-il ? Quelle est sa figure, son regard, sa voix, son geste ?... » Cette fascination que Napoléon exerçait alors sur les âmes, qu’il exerce encore sur elles, comment le Reconquistador s’y serait-il soustrait ? Il était Français après tout, — ou avant tout, — de race militaire, et, lui aussi, toutes proportions gardées, soldat victorieux ! De son modeste demi-jour de gloire locale, ne voyait-il pas resplendir au loin le seul théâtre, — qui aurait pu être le sien, — où il valût la peine d’être acteur !

Sassenay partit le lendemain. En arrivant à Montevideo, la « générosité espagnole, » personnifiée en Elio, le jeta dans un cachot comme Français. Au bout de dix mois, il parvint à s’échapper, aidé, dit le dossier de l’affaire, par ses propres geôliers, sans doute pris de pitié ; repris au bout de quelques jours, il passa cinq mois aux fers. En décembre 1809, il fut transporté à Cadix et confiné sur un ponton. Enfin, huit mois