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Avec les 400 hommes qui leur restaient, ils se mirent en marche vers le Nord, où ils comptaient des partisans. Mais ils étaient trahis par leurs propres officiers, et chaque jour augmentait la débandade. Un soir, le fourgon des munitions prit feu et la dernière compagnie partit en masse, en insultant les chefs. Le 4 août, à quelque 30 lieues de Cordoba, un exprès les prévint que le commandant Balcarce venait à leur poursuite avec un parti de cavaliers. Alors, ils se séparèrent, pour dépister les recherches ; Liniers et son aide de camp s’enfoncèrent dans les bois de la plaine ; l’évêque et son chapelain se détournèrent à gauche, vers la montagne ; Concha et les autres suivirent la route du Pérou. Précautions inutiles. Tous furent pris, l’évêque livré par son hôte, un curé de campagne. Un soir, Balcarce entrevit un feu dans la forêt ; il s’approcha ; un nègre, qui gardait les mules de Liniers, avoua que celui-ci se trouvait à une lieue de là, dans une hutte ; il s’offrit à guider l’escouade. Et on est heureux de savoir que la vindicte publique ne pardonna pas au traître. Liniers dormait sur le sol, roulé dans son manteau ; il fut saisi, garrotté. L’officier, — un misérable plus tard châtié par la Junte, — outragea le prisonnier et lui lia les mains par derrière, si rudement qu’il lui écorcha les poignets. Balcarce était porteur d’une sentence de mort, prononcée par la Junte.

La terrible nouvelle, répandue à Cordoba, y causa une telle explosion de douleur que personne ne voulut l’exécuter. Tandis que le triste convoi faisait halte à Totoral, à quelque vingt lieues de la ville, le nouveau gouverneur et les principaux chefs signèrent un recours en grâce qu’on envoya par exprès ; la réponse de Moreno fut que les six « coupables » devaient, sous bonne escorte, être conduits à Buenos-Ayres, sans passer par Cordoba. Le 19 août, on se remit en route, par le désert. Les malheureux étaient dans un complet dénûment ; ils avaient bien reçu de leurs familles quelques secours en vivres et vêtemens, mais les soldats avaient tout pillé.

Pour s’expliquer tant de dureté, il faut savoir que, depuis le 25 mai, la propagande enflammée de la Junte avait créé et fait accepter par le peuple ce dogme patriotique : que les ennemis de la révolution étaient des criminels indignes de pitié. C’est le fanatisme jacobin, d’autant plus terrible qu’il est plus sincère. Moreno et son séide Castelli, que nous allons rencontrer, vivaient