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nous apparaisse, la même dans la nuance des yeux, dans la lumière ou le voile du regard, dans le mat ou le pourpre du teint, dans l’énergie, la langueur ou la sérénité de l’expression, dans le fléchissement ou la décision de l’attitude, et c’est assez pour qu’il nous intéresse, surtout quand, par-dessous ces apparences individuelles, se révèle un élément spécifique, la marque de telle culture sociale, le parti pris de telle civilisation. M. Galsworthy a écrit des livres qui ne sont que des suites de portraits infiniment circonstanciés, mais qui nous disent tout des types de l’humanité anglaise contemporaine.

L’un de ces recueils[1] s’ouvre justement par une étude de vingt pages qui s’intitule Un Portrait, où l’on découvre, harmonieusement réalisée dans une figure vivante, une certaine idée de l’homme qui compte pour beaucoup dans l’essence de l’Angleterre moderne. Ce grand vieillard dont l’échine n’a jamais fléchi, dont la tête se tient si haute, dont les yeux profonds, traversés de vives lueurs, regardent droit et sont restés d’un gris d’acier, cet octogénaire aux beaux cheveux d’argent, au front large et serein, à la mâchoire volontaire, au menton saillant et fendu par une fossette, c’est un gentleman anglais de l’espèce citadine, et qui a vécu presque tout le XIXe siècle. L’équilibre, voilà sa qualité fondamentale : équilibre des puissances de sentiment et de pensée, et des énergies de vouloir et d’action. Il est riche ; il respecte la richesse parce qu’il y voit le produit et le signe de la vie laborieuse et bien ordonnée. Il a travaillé dur, jamais trop dur. Moralement il se suffit. Il n’est pas un original, mais il ne demande rien à l’opinion d’autrui : il a ses certitudes, sa philosophie, sa morale qui traduit ses tendances natives d’Anglais et de gentleman et son expérience de la vie. Il méprise tout ce qui est signe de langueur, d’anémie, ou bien de force insolente et brutale. Son passé, ses goûts, ses habitudes nous sont décrits, sa claire et spacieuse maison de campagne si méthodiquement étudiée pour la joie et la santé des enfans, ses préférences d’art, qui sont de l’ordre classique : en littérature, il aime surtout George Eliot et Tourguenief, et répugne à Meredith et Browning ; en musique, il a fait un effort pour comprendre Wagner, mais rien ne l’enchante comme la perfection d’un Mozart ; en peinture, il n’a pas suivi Ruskin et les préraphaélites ;

  1. A Motley.