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série surtout de leurs sensations, idées, rêves, velléités, décisions, que l’auteur ne semble pas suivre et noter du dehors, qu’il ne transpose pas non plus dans la forme du monologue, mais qu’il fait apparaître en se servant d’un procédé de langue auquel l’anglais se prête admirablement : le discours indirect. Par ce moyen, qui ne prétend pas répéter exactement une suite continue de paroles mentales (une telle suite existe rarement), mais surtout reproduire le mouvement, l’allure et les gestes personnels d’une âme, les créatures de M. Galsworthy nous deviennent comme transparentes. Nous assistons vraiment au déroulement de leur mécanisme intérieur.

Il est bien difficile, par des fragmens, de donner idée d’un tel art. C’est par l’effet total de vingt évocations distinctes et dont aucune ne vaut tout à fait qu’à sa place dans le roman, que chacun de ces personnages finit par nous paraître si réel, animé d’une vie à ce point complète et singulière que nous saurions que c’est lui qui parle, si seulement nous entendions le son de sa voix. Il faut pourtant bien citer ; en critique, c’est encore le seul moyen d’être précis. Voici, par exemple, le vieux Jolyon, un homme d’affaires, l’aîné de la famille dont les quatre-vingts ans se tiennent superbement droit, — tête puissante en forme de dôme, regard ferme et vif, longues moustaches blanches qui tombent au-dessous de son énergique menton, — maître, semble-t-il, et quoi qu’en dise le creux de ses joues et de ses tempes, d’une indestructible jeunesse (chez les vieillards de cette forte bourgeoisie anglaise, c’est un trait général), le plus noble des Forsyte, le seul qui soit généreux, très fier, dominateur, dédaigneux, mais capable de tendresse et de rêve désintéressé, en cela singulier dans la famille, dressé d’ailleurs par les disciplines de sa caste à cacher attentivement sa sensibilité. Il est très seul. Cédant, un soir de lassitude, à un besoin longtemps réprimé du cœur, il est allé chez son fils, Jolyon le jeune, qu’il n’a point vu pendant des années, parce que celui-ci, dérogeant à l’une des plus strictes consignes d’une société d’essence encore puritaine, — son ménage fut d’abord irrégulier, — s’est mis hors de la famille et de la société. La maison, le quartier lui ont semblé médiocres, indignes de ce fils qui porte son nom. À ce vieil Anglais tout parle de honte, qui porte la marque de la pauvreté, et Jolyon le jeune est pauvre : fièrement, il a refusé tout secours d’un père qui le tenait à distance. L’entrevue, dans l’étroit jardin,