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fut embarrassée ; la femme rougissante, muette, agitée, l’a regardé d’un air de crainte et de ressentiment. Tout d’un coup, comme secouée de sanglots, elle s’est levée. Son mari l’a suivie. Le vieux Jolyon est resté seul avec les enfans, qu’il voit pour la première fois, ses petits-enfans qui lui grimpent sur les genoux, et dont la grâce et l’inconscience l’attirent étrangement, — le vieil homme opiniâtre s’est toujours laissé prendre par les petits. Quand son fils est revenu, il a maîtrisé son élan ; sa pudeur anglaise, ses habitudes de réticence l’ont empêché de parler. Il n’a pas été question d’une autre visite. Maintenant, il rentre chez lui, morne et mécontent.


Il partit tristement. Quelle pauvre maison ! Et il pensait à son grand hôtel vide de Stanhope-Gate, — l’habitation normale d’un Forsyte, avec sa vaste salle de billard, son salon où personne n’entrait d’un bout à l’autre de la semaine.

Cette femme, dont il avait assez aimé la figure, avait vraiment la peau trop sensible. Elle devait faire passer de mauvaises heures à Jo... Et ces mignons d’enfans ! Ah l’effroyable stupidité de toute cette histoire !

Il tourna vers Edgware-Road, entre des rangs de maisons basses qui éveillaient en lui l’idée d’histoires du même ordre, de vies plus ou moins tarées.

Ainsi donc la société, tous ces imbéciles, ces singes qui jacassent, s’étaient permis de passer jugement sur ceux de sa chair et de son sang ! Un tas de vieilles commères ! Il tapa la terre du fer de son parapluie, comme pour l’enfoncer au cœur de ce misérable corps social qui avait osé mettre au ban son fils et le fils de son fils, en qui lui-même aurait pu revivre.

Rageusement, il poussait son parapluie. Et pourtant, est-ce que lui-même n’avait pas agi pendant quinze ans comme la société ? Pour la première fois de sa vie, il venait d’en défier les impératifs.

Il pensa à June[1], à la mère morte de celle-ci, à tout le passé, et la vieille rancœur lui revint. Une misérable affaire !

Il avait mis beaucoup de temps à gagner Stanhope-Gate, car avec une perversité native du vouloir, se sentant très fatigué, il avait tenu à faire à pied toute la route.

Après s’être lavé les mains au rez-de-chaussée, il passa pour attendre le dîner dans la salle à manger, la seule pièce qu’il habitât quand sa petite-fille était absente.

La sensation de solitude y était moindre. Le journal du soir n’était pas encore arrivé ; il avait fini le Times : il n’y avait donc rien à faire.

La chambre, qui donnait sur une rue sans passans, était très silencieuse. Il détestait les chiens, mais, vraiment, un chien ce soir-là, c’eût été

  1. Fille de Jolyon le jeune par sa première femme qu’il a quittée jadis.