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un jeu d’ombres chinoises projetées sur la toile de fond. S’ils viennent passer incidemment sur la scène, quelque circonstance banale les y amène avec beaucoup d’autres, et jamais, sauf la brève minute où June les épie, nous ne les voyons en tête à tète, en sorte que leur passion ne s’exprime pas devant nous. C’est le miracle de cet art que, la tragédie restant presque toute hors de notre vue, son émotion se communique à nous d’une façon si intense, que de la sauvage fleur cachée de cet amour, nous sentions le trouble et mortel parfum monter à travers tout le roman, à travers tout ce qui la recouvre de froide, positive et correcte vie anglaise. Et c’est le même miracle que ces deux figures reculées, enveloppées d’ombre derrière tant d’autres que l’auteur fait agir et parler sous nos yeux, jusqu’à ce que nous en connaissions le fonds et le tréfonds, soient justement les seules qui nous hantent comme le souvenir d’une vision, celles dont nous ne pourrons jamais oublier la fervente pâleur, l’étrangeté, le caractère fatal, l’air à la fois possédé et consacré, l’aspect de soumission passive a la puissance plus ancienne que l’humanité qui les conduit à leur destin, la solitude enfin, au sein d’une société dont ils ne représentent plus rien, parce qu’ils n’appartiennent plus qu’à l’éternelle nature.


En relisant le roman, — à la première lecture on n’a pu qu’en subir l’effet, — on commence à comprendre le miracle. L’histoire d’amour nous apparaît à travers les personnages dont l’auteur peuple le premier plan de son théâtre, — ces types qu’il étudie avec une minutie si pénétrante. C’est par tout ce que chacun d’eux, suivant sa situation, sa propre forme d’âme, voit du drame, que nous voyons le drame et ses deux protagonistes. De là l’un des paradoxes et l’une des complexités de cet art. A chaque instant, il suit à la fois plusieurs psychologies. En même temps qu’il évoque tel aspect, tel geste décisif d’une figure principale et tragique, il étudie plus à fond telle figure secondaire, moyenne et quelquefois comique. La déformation spéciale que subit l’image de la première en venant se réfracter dans la seconde nous est un nouveau renseignement sur le dedans d’âme de celle-ci. Ce qu’il faut admirer, c’est qu’en passant par cet intermédiaire, le drame subsiste, déploie graduellement