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... Swithin, le dimanche matin, avait ouvert de grands yeux à la proposition d’aller à Hobin Hill. Une rude trotte pour ses chevaux ! Et lui qui dînait tous les jours au club à sept heures et demie, avant la bousculade ! Le nouveau chef ne soignait que les premiers dîners. Encore un rossard, celui-là ! Mais il s’était dit que la maison valait la peine d’être vue (une maison, ça intéresse toujours un Forsyte). Après tout, il se moquait bien de la distance ! Est-ce que, dans sa jeunesse, il n’avait pas eu pendant des années son pied-à-terre à Richmond ? Il y gardait alors sa voiture et ses chevaux. C’est « l’homme au mail-coach » que les amis du cercle s’amusaient à l’appeler. Son tilbury, son attelage étaient connus depuis Hyde-Park Corner jusqu’à l’auberge de l’Étoile et de la Jarretière. Le duc de Z... aurait bien voulu les avoir, lui en avait offert deux fois leur valeur ! Il les avait gardés. — quand on tient une bonne chose !... Une expression d’orgueil solennel se figea sur sa vieille figure glabre et carrée ; il roula la tête entre les pointes de son col comme un dindon qui se lisse les plumes.


Ce magnifique dindon fait aussi la roue, car il se persuade qu’Irène est sensible à son charme. « Toutes les fois qu’il ouvrait la bouche, elle levait vers lui ses yeux noirs, et le regardait avec lin sourire. » Silencieux sourire de rêve et de bonheur : chaque minute de cette promenade la rapproche de Bosinney.

A Robin Hill, il est arrivé fatigué. Il a fallu son habitude de superbe tenue, — la consigne de toute une vie, — pour que, les rênes aux mains, les yeux demi-fermés, il continuât de se tenir droit sur son siège. Guidé par Bosinney, il pénètre avec la jeune femme dans la maison neuve ; son valet de pied lui a passé sa canne à pomme d’or, parce que ses genoux de vieillard se sont ankylosés dans la voiture ; il a endossé sa pelisse de fourrure parce qu’il a peur des courans d’air.

Ils font le tour de la maison conçue par un artiste moderne, et que Swithin juge en Forsyte, en bourgeois qui fut dans sa fleur en 1850, et qui a gardé les goûts de son temps.


— Ah ! bel escalier ! le style seigneurial ! Il y faudrait des statues !

Puis, devant le portique intérieur, pointant sa canne vers le patio vitré.

— Tiens, ça ! qu’est-ce que c’est ? Le vestibule ? Et soudain illuminé : Ah ! très bien ! je vois : le billard !

Quand on lui dit que ce devait être une cour pavée de carreaux, avec des arbustes au milieu, il se tourna vers Irène.

— Gâcher cet espace-là pour des plantes ! Prenez mon avis : mettez-y un billard !

Irène sourit. Elle avait relevé son voile qui semblait sur son front le bandeau d’une religieuse. Là-dessous le sourire de ses yeux parut à Swithin plus délicieux que jamais. Il s’approuva de la tête. Il voyait bien qu’elle était de son avis.