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accumulées ; peu à peu, ils se détachent de lui ; il n’a plus qu’à les regarder vivre, et le détail de leur vie procède alors d’une telle unité, il est si bien lié par la logique de la nature qu’à chaque instant, un de leurs gestes, un de leurs mots, une expression saisie au passage suppose et suffit à nous rappeler leur passé, leur milieu, leurs habitudes, leur tempérament et, par delà, les vérités les plus générales et les plus émouvantes, la psychologie des passions, des sexes, des types, les profondeurs de l’homme et de la vie.

Secrètement le roman d’amour continue de progresser pour ai)paraitre ainsi de loin en loin, ses deux figures tragiques chaque fois plus ferventes, plus pâles et solitaires, nécessairement dévouées au malheur parce qu’elles vont à l’encontre des rigoureuses conventions sociales, chaque fois différemment présentées suivant ce qu’est le caractère à travers lequel M. Galsworthy nous les montre, et dont la nature propre s’éclaire en réfractant la pâle flamme montante de leur passion. Bien pauvre, décolorée était l’image d’Irène qui est venue passer dans les yeux de Swithin. C’est par la vision qu’en a Jolyon le jeune, un artiste, un peintre, que la beauté et le charme d’Irène vont nous devenir sensibles. Celui-là sait voir et il peut comprendre, car lui-même a subi jadis la dangereuse puissance qui, par le visage d’une femme et l’étrange rayonnement qu’elle lui communique, paralyse une volonté d’homme et la soumet à ses fins. Lui-même a suivi la triste route que « ces deux-là » vont parcourir ; il a désobéi aux lois ; il est hors cadre et hors caste. Il connaît cette solitude. Avec quel intérêt, quelle attention de sympathie il observe l’amoureuse ! La scène se passe dans un coin du jardin zoologique où Irène, assise sur un banc, est venue attendre Bosinney. Jolyon le jeune est en train de peindre quand il l’aperçoit ; il ne l’a jamais vue ; c’est une promeneuse quelconque, mais dans cette figure il a tout de suite senti la présence et l’effluve de la passion, et il regarde.


Il vit un menton arrondi qui se blottissait dans une ruche de dentelle blonde, hu visage délicat avec de larges yeux sombres et des lèvres tendres. Un chapeau Gainsborough cachait les cheveux. Elle s’appuyait légèrement au dossier du banc, les genoux croisés, la pointe d’un fin soulier verni dépassant le bord de la jupe. Mais Jolyon vit surtout l’expression de cette figure qui lui rappelait sa propre femme. On eût dit que cette inconnue subissait l’action de forces trop grandes pour elle. Cela le troublait ; il sentait une