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attirance, de vagues instincts de chevalerie qui s’éveillaient en lui. Qui était-ce ? et qu’est-ce qu’elle faisait là, toute seule ?

Deux jeunes gens passèrent devant elle, la raquette de tennis en main. Leurs furtifs regards d’admiration lui déplurent. Un jardinier qui flânait s’arrêta près d’un arbuste exotique auquel il fit semblant de donner des soins... Un vieux monsieur revint trois fois pour la scruter à la dérobée, une expression singulière aux lèvres.

Tous ces hommes excitaient chez Jolyon le jeune la même vague irritation. Elle ne leva les yeux sur aucun, mais il savait que chaque mâle qui passerait devant ce banc la regarderait de cette façon-là

Ce visage n’était pas celui de la sorcière dont chaque coup d’œil tend à l’homme l’offre du plaisir ; ce n’était pas la beauté pécheresse si hautement prisée par les Forsyte de la catégorie sociale supérieure. Il n’était pas davantage de ce type, non moins prestigieux, dont l’idée s’associe à celle d’une boîte de bonbons ; il n’appartenait pas au genre spirituellement passionné ou passionnément spirituel qui inspire la moderne poésie anglaise, et dont les images décorent tant d’intérieurs. il n’aurait pas non plus éveillé chez un auteur de théâtre l’idée d’un drame dont l’héroïne neurasthénique se suicide au dernier acte.

Par ses lignes, par le ton de sa chair, par sa douceur passive, sa suavité délicieuse au regard, le visage de cette femme lui rappelait l’Amour sacré du Titien, et son charme résidait dans cet air de soumission douce, dans cette expression qui suggérait qu’elle était faite pour céder.

Pour qui donc ou pourquoi restait-elle là, dans ce silence des choses, dans ce jardin où les arbres laissaient une à une tomber leurs feuilles, tandis que les grives erraient sur l’herbe mouillée d’automne ?

Jolyon la vit tressaillir tout d’un coup ; regardant autour de lui, presque avec la jalousie d’un amant, il aperçut Bosinney qui traversait la pelouse. Ils s’assirent l’un à côté de l’autre, l’un à l’autre, malgré leur réserve extérieure. Sans pouvoir rien saisir, il entendait le murmure de leur conversation.

Lui-même avait ramé dans cette galère-là ! Il savait les longues heures d’attente, les maigres minutes des rencontres presque publiques, l’angoisse d’impatience qui ne quitte pas l’amour défendu.

II ne fallait qu’un coup d’œil à ces deux figures pour comprendre que ce n’était pas là une de ces affaires d’une saison qui amusent les hommes et les femmes de la ville, un de ces brusques appétits qui s’éveillent insatiables, et retombent à leur sommeil au bout de six semaines. C’était la chose authentique, celle que lui-même avait connue jadis, et dont il savait bien que tout pouvait sortir.

Bosinney semblait plaider. Elle, si tranquille, immuable dans sa douceur, restait assise, les yeux fixés sur l’herbe.

Était-il homme à l’emporter, cette pliante et tendre créature, incapable de faire un pas pour elle-même, qui lui avait tout donné d’elle-même, qui pourrait mourir pour lui, mais qui n’aurait peut-être pas la force de s’en aller avec lui ?

Jolyon eut presque l’illusion de l’entendre dire : « Mais, mon chéri, ce serait la ruine de ta vie ! » Car lui-même connaissait bien ce qui ronge le