Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 9.djvu/346

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Tout à fait... jolie ! dit-il.

Elle tourna sur elle-même, comme frappée d’un coup de fusil, et s’élança vers l’escalier.

Il lui barra le chemin.

— Pourquoi tant de hâte ? dit-il, et son regard se fixa sur une boucle de cheveux défaite qui pendait sur l’oreille d’Irène.

Il la reconnaissait à peine. Elle semblait éclairée par une flamme, si profonde et si riche était la couleur de ses joues, de ses yeux, de ses lèvres, de la blouse insolite qu’elle portait.

Elle leva la main et ramena la boucle folle. Elle respirait vite et fort, comme après une course rapide ; à chaque souffle, un parfum semblait s’épancher de sa chevelure, de son corps, comme d’une fleur qui s’ouvre.

— Je n’aime pas cette blouse, articula-t-il lentement ; c’est trop lâche, ça n’a pas de forme.

Il leva le doigt vers la poitrine de sa femme. D’un geste, elle lui fit tomber la main.

— Ne me touchez pas ! cria-t-elle.

Il lui saisit un poignet qu’elle lui arracha.

— Et où donc avez-vous bien pu aller ? demanda-t-il.

— Dans le ciel ! hors de cette maison !

Au dehors, comme remerciement, au pied même du perron, la joueuse d’orgue avait recommencé la valse...


Je ne sais si les paroles et l’expression d’Irène ont renseigné Soames, orgueilleux et qui manque d’imagination, sur l’étendue de son malheur. Le lecteur a compris et ne s’étonne pas qu’après ce dialogue l’auteur ait mis le point final à l’une des grandes divisions de son roman.


On voit ce qu’est, chez l’auteur du Propriétaire, le parti pris de réserve et d’omission. Mais on voit aussi que les omissions ne sont qu’apparentes. Toujours ce que M. Galsworthy nous dit sous-entend ce qu’il ne nous dit pas. D’où la valeur de ses brèves et précises notations. Chacune signale un petit fait sensible qui est l’affleurement à la lumière de faits très importans de caractère et de situation. Une idée commande son art, c’est que le dedans d’un être ne se traduit aux yeux que par d’intermittentes et fragmentaires expressions, qu’il n’est point directement visible, par conséquent qu’il est faux de le décrire directement. C’est, d’autre part, que cet être fait partie d’un groupe où tout le monde est en mouvement, où nul n’apparaît au premier plan que pour s’éclipser tout de suite derrière les autres, par conséquent qu’il est faux de le maintenir trop longtemps près de la rampe et de l’étudier à part. Plus généralement, c’est que la vie,